Ces postiers qui se battent pour remettre l’humain au centre

Les postiers n'en peuvent plus de l'explosion de leur charge de travail et du manque de considération de la part de la direction. Tout ça alors que des actionnaires (et un CEO) s'en mettent plein les poches. Des travailleurs pressés comme des citrons pour engraisser quelques (riches) personnes, un cliché  ? Solidaire est allé vérifier sur place.

«  Le mieux est d'y aller ce soir à 22h. C'est à ce moment qu'il y a le plus de monde. Tu as le choix entre Anvers, Bruxelles, Gand, Liège ou Charleroi.  » Lorsque l'on aborde le sujet de la couverture des grèves dans les centres de tri de bpost à la rédaction, le choix est difficile. Il se porte finalement sur Charleroi. Enfin, Fleurus plutôt. Alors que le zoning de Fleurus se dessine au loin, la RTBF répète dans la voiture  : «  La grève s'intensifie chez bpost.  » On va voir sur place.

Sur place, il y a Benoit. Ce travailleur du centre de tri est le premier à nous accueillir. «  Ah, vous venez de Dinant  ? J'ai un collègue qui habite là. Vous mettez quoi  ? 40-45 minutes pour venir  ?  »

Ce jeune postier, père d'une fille de trois ans, est au piquet depuis douze heures. «  Depuis hier 22h, début de notre piquet de grève, je rentre chez moi pour manger avec ma famille, faire une petite sieste, puis je reviens ici.  » «  Ouais, tu passes plus de temps au boulot quand on fait grève que quand on bosse quoi  !  » La blague de son collègue le fait sourire mais la fatigue ne permet pas plus à son visage. «  Je m'occupe de trier les grands formats. On est deux, chacun à un bout d'une longue trieuse qui fait 53 mètres de long. Toute la journée, mon collègue et moi trions le courrier en faisant des allers et retours autour de la machine. Avant, on était trois pour faire exactement le même boulot. Maintenant, deux. Je vous dis pas la douleur aux jambes en fin de journée...  » L'explosion de la charge de travail est difficile à supporter. «  Mais c'est rien à côté des plus anciens. Moi, je vois l'évolution depuis que je suis ici, en 2009. Pour les plus vieux, c'est terrible de voir ce qu'ils devaient faire en arrivant et ce qu'ils doivent faire maintenant...  »

30 kilos les croquettes pour chiens

Vincent, 49 ans, facteur, confirme. «  Avec Internet, il n'y a quasiment plus de lettres maintenant. Par contre, au niveau des colis, on souffre  ! On porte des colis de 30 kilos. Ce sont les croquettes pour chiens ou les boites de Whiskas qui pèsent le plus lourd. Vu que je descends et monte dans ma voiture 580 fois par jour en moyenne, je vous laisse imaginer l'état de mon dos et de mes bras... Et pour les plus frêles, c'est la même chose. La direction leur dit  : “Faites-vous aider par le client.” Déjà, non, par principe. Ce n'est pas aux usagers de porter les colis. Et puis quand ce sont des vieux, comment pourraient-ils faire  ? La charge de travail a plus que doublé. C’est entre autres pour cela que nous faisons grève. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que lorsque nous faisons grève, nous, les postiers, on le paie deux fois : une fois en ne touchant pas notre salaire durant la grève et une seconde fois après, lorsque l’on doit rattraper tout le travail. Tout ce boulot à faire en plus après la grève, on doit le faire dans nos heures de boulot. Vu qu’on y arrive évidemment pas, on fait du bénévolat…  »

Mais ce qui fâche le plus Vincent est tout autre. «  Je suis devenu facteur il y a 19 ans. Je voulais travailler dans le service public. Je passais du temps avec des gens qui, parfois, n'avaient que mon passage comme seule visite. Ils m'offraient le café et me parlaient de leurs problèmes. Ce côté social qu'on nous a retiré est une déchirure. Ils deviennent quoi ces gens-là  ?  »

La vie sociale de très nombreuses personnes pâtit de la libéralisation de la Poste. Mais celle des postiers aussi. «  Avec ce boulot, je ne sais parfois pas aller conduire mon gamin de 14 ans au foot le samedi. La vie de famille, c'est dur quand on est postier. Ma femme m'a déjà demandé d'arrêter. Mais qu'est-ce que je vais retrouver comme boulot à mon âge  ? C'est pour les jeunes que je m'inquiète le plus. Moi, j'ai ma tournée fixe. Mais eux, on les envoie parfois en rase campagne, avec un GPS. Et on leur dit de se débrouiller. Ils mettent parfois quatre heures de plus pour finir leur tournée. Et ils ne sont pas payés pour ces heures supplémentaires. Dingue d'en arriver là...  »

938 euros par mois

Vanessa est bien placée pour le savoir. Cette mère célibataire de trois enfants a travaillé... sept mois chez bpost. «  J'ai craqué. J'arrivais au centre à 6h. Je préparais les colis, les recommandés, etc. puis je me mettais en route vers 8h30. Je rentrais à 19h. 13 heures de boulot. Pendant sept mois, j'ai tout supporté. En sept mois, on m'a initiée à 10 tournées différentes. C'est à dire qu'on me formait pendant deux jours pour que je m'y retrouve sur le trajet. Mais on m'a aussi envoyée dans des endroits que je ne connaissais absolument pas. Je devais me débrouiller avec un GPS. J'ai été engagée comme intérimaire. Mon salaire pour des journées pareilles  ? 938 euros par mois. Au chômage, je touchais 1  100 euros. Mais ça me plaisait de travailler ici. Je m'accrochais, aidée par mes collègues, pour qui je suis ici aujourd'hui alors que j'ai été virée en septembre dernier. J'ai craqué et mon médecin m'a fait un certificat pour trois semaines. J'ai pu m'occuper de mes filles, dont la plus jeune, 9 ans, est somnambule. J'ai décidé d'arrêter de travailler la nuit car ça devenait trop difficile avec mes enfants.  Quand je suis revenue après mes trois semaines de maladie, on m'a formée à une nouvelle tournée pendant deux jours. Puis, le matin où je venais commencer ma nouvelle tournée, on m'a dit qu'on “allait arrêter là”. Pourquoi  ? Parce que j'étais coupable de “désorganisation du travail” vu que je ne voulais plus travailler la nuit. Mais avec mes enfants, le somnambulisme de la plus petite, c'était impossible  ! Mais voilà, on n'est plus que des produits qu'on jette à la première occasion... Il est grand temps qu'on arrête avec la déshumanisation des travailleurs. On n'est pas dans une animalerie mais à la Poste  ! C'est d'ailleurs ce que je leur ai dit quand j'ai reçu mon C4. Ca ne leur a pas plu...  »

Une réponse à la hauteur de «  cette situation de m...  »

Comment stopper cette déshumanisation  ? Benoit, Vincent et Vanessa n'ont pas besoin de se concerter pour répondre. «  Il faut engager du personnel. Et en finir avec ces contrats de plus en plus précaires. Et investir dans du bon matériel  ! Là, ils nous ont offert un kicker. Mais qu'est-ce qu'on en a à faire  ? On n'a que 30' de pause sur la journée  ! Et il faut revaloriser les salaires  », résume Benoit. Sur ce dernier point, son collègue le taquine  : «  Oui mais niveau salaire, bpost, ça va hein. Regarde le patron (Koen Van Gerven, NdlR) qui vient de s'en mettre plein les poches...  » «  Oui... Il doit travailler beaucoup cet homme, répond Benoit, mi-amusé, mi-dépité. Il doit les mériter ses 800  000 euros et quelques... C'est qu'il bosse beaucoup plus que nous. Non  ?  »

Malgré la fatigue, toutes les personnes interrogées sont optimistes. Paradoxal  ? «  Non. La réponse est à la hauteur de cette situation de m...  », répond un collègue de Vincent. «  C'est une première depuis dix ans une telle grève. En front commun, partout dans le pays, tous les services en mouvement... Et on reçoit du soutien  ! Hier soir, des cheminots sont venus  » «  Ah oui, les mecs qu'on accuse de tous les maux quand ils font grève  ! Eh bien, même quand ils ne font pas grève eux-mêmes, ils viennent aux piquets  !  », se marre un délégué. «  C'est la preuve qu'on est dans le bon. Faut comprendre que quand on attaque le service public, on attaque le service au public, c'est à dire à tout le monde. Et ça, malheureusement pour la direction, les gens le comprennent de plus en plus...  »

«  Moi, ce qui me rend le plus enthousiaste, nous glisse un permanent syndical, c'est que ce type, cette femme, ce type (il pointe du doigt 5-6 personnes, NdlR), il y a six mois ils étaient contre la grève. Maintenant, vas-y pour les déloger  !  » On n'a aucune envie d'essayer. Au contraire.

Parfois, un zoning s'anime. Des hommes et des femmes se retrouvent autour d'un brasero en devisant sur ce que devraient être les services publics. Nos services publics.