Comment la direction de la SNCB et le gouvernement préparent la libéralisation sur le dos des cheminots et des usagers

Ça bouge sur le rail en ce mois de juillet : manque de personnel, 76 guichets fermés à mi-temps dès le 5 août, de nouvelles hausses de productivité qui s’annoncent… Quant à un financement à la hauteur du défi climatique, il se fait toujours attendre. Ce n’est ni un hasard ni une « absence de vision » dans le chef de la direction de la SNCB et du gouvernement. Ils préparent simplement la libéralisation. Explications.

« Pas de train pour la mer et pour Tomorrowland » écrit la Gazet van Antwerpen. « SNCB : la fin juillet s’annonce chaude sur le rail » annonce Le Soir. Le Syndicat indépendant des cheminots (SIC) a en effet déposé un préavis de grève pour les accompagnateurs de train pour ce samedi 27 juillet. En cause, le manque de personnel. La CGSP a elle aussi enclenché la procédure de la « sonnette d’alarme » (dernier recours avant la grève) début juillet, sans aller jusqu’au dépôt d’un préavis. Mais la colère des cheminots ne s’arrête pas aux accompagnateurs de train. Tous les métiers du rail sont touchés.

Par ailleurs, les usagers font aussi partie des principales victimes du manque de personnel, avec les fermeture de guichets, ou encore les lignes rurales abandonnées plan de transport1 après plan de transport…

Tout semble mal coordonné, anarchique, mais cela fait partie de la stratégie de la direction de la SNCB, en symbiose avec les partis au gouvernement. Cette stratégie porte un nom : libéralisation (ou ouverture à la concurrence).

La fausse menace de la libéralisation

D’ici décembre 2023, le gouvernement belge devra décider : soit il ouvre à la concurrence le transport de personnes par train2, soit il maintient le monopole de la SNCB pour 10 ans.

Contrairement à une idée reçue, le gouvernement belge peut tout à fait décider de prolonger de 10 ans le monopole public (jusqu’en décembre 2033 maximum donc) sans aucune condition. Il s’agit d’un choix politique. Par ailleurs, il pourra encore le faire après 2033 sous certaines conditions.

La SNCB a demandé dans son memorandum pré-électoral d’avoir une prolongation de 10 ans du monopole public pour pouvoir rentrer par après dans un marché ferroviaire. En échange, la SNCB promet de continuer à augmenter la productivité. Le but : obtenir des conditions de travail « conformes au marché ». Ce plan ravit les partis de gouvernement, à commencer par le ministre MR des transports, François Bellot. Ainsi, pour gagner la concurrence avec des firmes privées comme Arriva ou Veolia, la SNCB entend devenir Arriva ou Veolia-bis. Et ce, sur le dos des cheminots et des usagers, donc.

Cependant, loin d’être une « voie naturelle » ou « la seule solution pour sauver la SNCB », cette stratégie est basée sur un faux chantage : la Belgique peut refuser d’ouvrir le rail à la concurrence (voir le cadre ci-dessous).

Six ans de mariage, mais toujours pas de voyages de noces...

Le manque de personnel est criant chez les accompagnateurs de train. Il manque jusqu’à 15 % du personnel dans certains dépôts. Mais les trains, eux, doivent rouler. L’offre a en plus encore augmenté de 5 % suite au plan de transport 2017 de la SNCB… Et ce n’est pas près de s’arrêter : la SNCB annonce encore un renforcement de son offre pour décembre 2020, mais rien n’indique qu’elle va engager du personnel en suffisance pour satisfaire cette offre. Impossible dans ces conditions aussi de rajouter des trains supplémentaires (comme, par exemple, des trains supplémentaires pour la mer lors d’un week-end ensoleillé). Une manière de réintroduire le projet très décrié du one man car (train sans accompagnateur), officiellement abandonné ?

Plus de services, plus de voyageurs (leur nombre a augmenté de 40 % en 15 ans), mais un nombre d’accompagnateurs qui diminue. La pression est donc énorme sur ceux qui restent. À tel point que beaucoup ne savent pas prendre les congés auxquels ils ont pourtant droit. Un accompagnateur d’Anvers n’a ainsi pas encore pu partir en voyage de noces… alors que cela fait 6 ans qu’il est marié. Un autre avait réussi à prendre congé pour aller au festival de Tomorrowland, mais, quelques jours avant le festival, la direction lui a retiré ses congés et demandé d’assurer… le service de train spécial qui va vers Tomorrowland ! Une situation intenable pour les cheminots, mais aussi un risque accru pour les usagers : mal reposés et sous pression, une « erreur » est plus rapidement arrivée.

Le manque de cheminots, maladie chronique du rail

Des années d’austérité sur le rail ont laissé des traces. Pour rappel, le gouvernement Michel a imposé une diminution de 3 milliards d’euros au budget de la SNCB (soit 20 % de son budget de fonctionnement). La direction a imposé une hausse de productivité de 4 % par an, en ne remplaçant pas les cheminots partant à la retraite, en supprimant des jours de congé, et ainsi de suite. En conséquence, le nombre de cheminots n’a fait que baisser, alors que le nombre de voyageurs, lui, ne faisait qu’augmenter, comme le montre le graphique. Dans son mémorandum pré-électoral, la SNCB se vante d’ailleurs qu’une diminution de 13 % de l’effectif des cheminots depuis 2014 constitue… « un progrès significatif ». Tout est dit.

Ce phénomène se montre chez les accompagnateurs de train, mais pas uniquement. Tous les métiers du rail sont touchés (conducteurs, guichets, ateliers, etc.), et, avec eux, les voyageurs. Car au moment où les accompagnateurs crient leur ras-le-bol, la SNCB décide de fermer à mi-temps 76 guichets dans tout le pays à partir du 5 août. Pour rappel, la SNCB avait déjà fermé totalement 33 guichets en 2015. Sophie Dutordoir (la CEO de la SNCB) répète à qui veut l’entendre que le rail belge a un problème, car, prétend-elle, « il y a plus de 500 gares en Belgique, alors que les Pays-Bas n’en comptent que 200 ». En 5 ans de temps, la moitié des guichets ont fermé, d’après les organisations Test-achat et Navetteurs.be. Depuis des années, les gares et les guichets sont vus comme un problème par la direction de la SNCB (dans leur logique de rentabilité), alors qu’elles constituent un atout pour attirer des nouveaux usagers.

Par manque de personnel, la SNCB supprime également des sous-chefs de gare. Un rôle peu connu, mais déterminant pour les usagers : ce sont eux qui aiguillent les usagers sur les quais, peuvent permettre des correspondances si un train a un léger retard.

Manque d’accompagnateurs, suppression des guichets et des sous-chefs de gare : tout cela participe d’une volonté de « déshumaniser » le rail. Un cheminot carolo résume ainsi le problème : « On ne se bat pas pour plus de congés, mais pour un chemin de fer avec des cheminots, pas des machines. » En effet, qui dit plus de cheminots dit aussi meilleur service aux usagers, meilleure information, etc.

Impossible de recruter ?

Officiellement, la SNCB fait tout ce qu’elle peut pour engager du personnel, mais elle éprouve des difficultés à recruter. Peu étonnant, après avoir dévalorisé le métier pendant des années… La SNCB porte aussi une responsabilité, car le nombre d’accompagnateurs de train a été délibérément diminué pour préparer le train sans accompagnateur, projet qui est aujourd’hui abandonné. Le manque de personnel joue aussi un rôle ici : « Avant, quand on rentrait dans la famille des cheminots, c’était pour la vie. Maintenant, je vois de plus en plus de collègues quitter le métier, dégoutés des conditions de travail et du manque d’équilibre vie professionnelle-vie privée », raconte un jeune accompagnateur de train. « Huit accompagnateurs de train ont déjà décidé de quitter le métier depuis le début de l’année à Anvers-central, sur environ 200, explique une autre. Ce qui rajoute une pression sur ceux qui restent. »

Malgré un chômage structurel élevé dans certaines régions, la SNCB peine à recruter. Loin d’être une fatalité, c’est surtout la conséquence des choix de la SNCB. Les conditions de recrutement sont pointées du doigt. Marianne Lerouge, responsable générale du secteur rail à la CSC-Transcom expliquait ainsi dans Le Soir : « Une solution pourrait être de réfléchir à la question de la barrière des langues, sachant que le critère de la langue est le plus éliminatoire » (Le Soir, 18 juillet 2019). La SNCB demande en effet que les candidats accompagnateurs aient une bonne connaissance des deux grandes langues nationales… plutôt que de recruter puis de former les agents au bilinguisme. Certains syndicalistes visent aussi les tests psychologiques jugés « arbitraires » voire « discriminants » dans certains cas. Certains se posent ainsi la question : la SNCB veut-elle réellement engager du personnel ?

De nouvelles « hausses de productivité » s’annoncent. Des nouvelles actions aussi ?

Tous les deux ans, un protocole d’accord social3 est négocié entre organisations de travailleurs et direction du rail (SNCB et Infrabel, ainsi que HR Rail). Dans la logique de la direction, ce protocole d’accord doit préparer la SNCB à la libéralisation. Sophie Dutordoir, arrivée à la tête de la SNCB après Jo Cornu, avait annoncé dès son arrivée vouloir poursuivre la hausse de productivité de 4 % par an jusqu'en 2022. Au menu, on retrouve donc une augmentation du temps de travail, des prestations de 12 heures d’affilée, une réduction des effectifs, sans compter une remise en cause du statut des cheminots. Imbuvable pour les cheminots, mais aussi dangereux pour les usagers.

La direction étudie par exemple des prestations de 12 heures dans les cabines de signalisation. Celles-ci sont le cerveau du système ferroviaire belge : elles ouvrent les signaux, autorisent ou non les trains à démarrer. C'est une fonction cruciale, qui demande une attention permanente. Le moindre faux pas peut être mortel : c'est la vie des 243 millions de voyageurs annuels qui est en jeu. Dans la jonction Nord-Midi à Bruxelles, 1 200 trains circulent par jour, un record mondial pour un tunnel ferroviaire. Imagine-t-on des signaleurs travailler 12 heures de suite dans ces cabines, pour gérer le trafic ferroviaire de 1 200 trains par jour ?

Début juillet, la CGSP quittait la table des négociations du protocole d’accord social. La CSC-Transcom critiquait aussi très fortement ce que la direction mettait sur la table. Certains annoncent déjà des actions à l’automne.

Une SNCB publique comme solution

La SNCB se prépare donc clairement à la libéralisation. Mais est-ce la voie à suivre pour répondre à l’urgence climatique et sociale (de mobilité) ? C’est pourtant l’enjeu pour la SNCB au 21e siècle. Ainsi, à quelques jours des élections, des associations de voyageurs et de défense de l’environnement avaient lancé un plaidoyer pour un « rail plus efficace au bénéfice du climat ». Le rail est un outil performant pour, d’une part, réduire la pollution et les émissions de gaz à effet de serre, et, d’autre part, s’attaquer aux files sur nos routes.

Or la libéralisation a de nombreuses fois prouvé sa faillite : ni plus efficace, ni moins cher, ni plus écologique. Selon une étude de chercheurs de l’UCL, le critère déterminant pour qu'un service de train soit performant, ce sont les investissements publics : plus l’État investit, plus le service sera performant. C’est une des raisons pour lesquelles le rail doit rester entièrement entre les mains de l’État, et subventionné à hauteur de ses enjeux.

C’est vers cette voie qu’il faut se tourner : des moyens supplémentaires pour engager du personnel, pour garantir des trains à l’heure, maintenir des lignes et gares réparties dans tout le pays (voire étudier la création de nouvelles lignes ferroviaires), la finalisation du RER autour de Bruxelles et d’autres grandes villes, davantage de trains par heure, etc.

Ce plan d’investissements ne tombera pas du ciel. Il ne rentre pas dans les projets du gouvernement ni de la direction de la SNCB. Pour l’obtenir, il faudra accentuer la pression. D’abord, en informant largement cheminots et usagers sur les enjeux réels des réformes que la SNCB met en place. Ensuite, en unissant les forces avec les usagers et l’ensemble des travailleurs. Enfin, en défendant le service public de chemin de fer comme notre patrimoine commun et comme outil trop important que pour être mis dans les mains du privé. Cheminots et usagers devront se battre main dans la main pour contrer les plans du gouvernement et de la direction et imposer un plan d’avenir pour faire rentrer la SNCB au 21e siècle.

1 Un « plan de transport » est l’offre ferroviaire de la SNCB. Cette offre règle le nombre de trains par jours, l’horaire de passage, etc.

 2 La libéralisation ou l’ouverture à la concurrence se ferait en offrant des « lots » de services de train à remplir (par exemple : la liaison Bruxelles-Anvers), et en demandant à différentes compagnies de remettre une offre. L’offre la plus « avantageuse » serait retenue. La SNCB pourrait donc rentrer en concurrence pour des trajets qu’elle opère aujourd’hui avec d’autres compagnies ferroviaires.

3 Tout comme l’Accord interprofessionnel (AIP) pour le privé, le protocole d’accord social à la SNCB balise les augmentations salariales et autres conditions de travail pour les deux ans à venir.