La violence des riches | « Il faudra changer la classe politique, mais la société peut très bien se débrouiller sans les riches »

Ils sont les auteurs d’un best-seller en France, La violence des riches. Nous les avons rencontrés dans le train qui les amène de Bruxelles à Liège. Depuis 30 ans, ce couple de sociologues, aujourd’hui à la retraite, étudie la grande bourgeoisie, les fortunes. Pour eux, le fait que les riches sont de plus en plus riches n’a rien de naturel, c’est la stratégie violente d’une classe, « mobilisée pour la défense de ses intérêts, quitte à mettre en péril les autres classes, voire la planète entière ». Entretien avec Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon.

Elle a 68 ans. A peine assise dans le train, elle engage la discussion avec une jeune fille, assise sur la banquette d’en face et peste contre elle-même de ne pas pouvoir continuer en néerlandais. Lui a 72 ans, sociologue et mari de Monique. Le regard vif, il ne rate aucun détail des sites industriels et autre paysage que lui offre la ligne de chemin de fer.

Votre livre, La violence des riches, c’est une critique du « bourgeoisisme ». Que représente ce mot ?

Monique Pinçon-Charlot. Cela fait 30 ans que nous étudions les familles françaises qui concentrent toutes les richesses et toutes les formes de pouvoir. Quand nous commençons à travailler sur les riches en 1986, la classe dominante est encore discrète, elle a certes beaucoup d’argent mais ne l’affiche pas. Au fil du temps, les rapports de domination ont évolué vers beaucoup plus de violence, avec la dérégulation des marchés financiers, avec une industrie qui ne tourne que pour la soif de profits des actionnaires, avec les médias français qui deviennent la propriété des entreprises du CAC 40...

La classe dominante devient cynique. Regardez ce qui s’est passé au Fouquet’s le soir de l’élection de Nicolas Sarkozy : les hommes de la finance, les grands patrons, étaient tous là réunis pour fêter la victoire de leur fondé de pouvoir. Il y a une concentration de toutes les richesses et de tous les pouvoirs dans les mains d’une oligarchie. Mais, face à ce constat dramatique, parler de « classes sociales » est devenu un mauvais mot en sociologie.

Nous sommes dans un processus de dégradation de tous les éléments de solidarité

Certains nous ont taxé de populisme. Alors, nous avons créé un néologisme qu’on peut leur renvoyer : le bourgeoisisme, le pendant symétrique du populisme. Car, pour parler franchement, ils nous emmerdent avec leur pouvoir de l’argent, avec leur folie de l’argent, avec leur criminalité liée à l’argent. Ils tuent pour cela des millions de vies. Ils empêchent des millions de jeunes de se projeter dans la vie. Riches, ils veulent être, riches, nous les stigmatiserons.

On sent dans votre livre une urgence, un appel pressant à ne plus accepter le monde tel qu’il tourne.

Michel Pinçon. Nous sommes dans un processus de dégradation de tous les éléments de solidarité. Il y a des reculs des droits sociaux. Pour les retraites, la sécurité sociale, les soins médicaux, on mine la logique solidaire. Dans les soins de santé, une floraison de sociétés privées viennent maintenant proposer des contrats de mutuelles, de fausses mutuelles. Ces sociétés veulent faire de l’argent avec la santé des gens. Je trouve cela révoltant que même ce secteur est envahi par la logique du profit. D’autre part, le patronat ne semble jamais satisfait de ce qu’il a. Des mesures prises par le gouvernement Hollande sont déjà extraordinaires : de l’argent public, plusieurs milliards d’euros, est distribué aux entreprises sans qu’il y ait de retour exigé. C’est soi-disant pour développer l’emploi, lutter contre le chômage. Or, rien n’est contrôlé et on s’est aperçu que dans pas mal des sociétés, une partie non négligeable de cet argent public avait été redistribué en dividendes aux actionnaires. C’est assez honteux. Et, malgré cela, Monsieur Gattaz, le président du MEDEF (Mouvement des Entreprises de France) est en train d’organiser une semaine d’action des entreprises qui sont en souffrance, qui ont trop de problèmes et veulent demander encore plus.

Rien n’est contrôlé et on s’est aperçu que dans pas mal des sociétés, une partie non négligeable de cet argent public avait été redistribué en dividendes aux actionnaires

Monique Pinçon-Charlot. Par rapport à cette urgence absolue que vous avez ressentie à la lecture. D’abord, c’est ce qu’on ressent dans nos tripes. Nous sommes âgés et nous ne voulons pas claquer dans ce monde aussi injuste, aussi préoccupant. Nous crions ensuite « au feu » car nous avons eu le nez sur ces familles, sur le fonctionnement de la classe dominante. On sait à quel point ils sont capables de crimes contre l’humanité, pour faire toujours plus de profits, à un moment où la planète et l’avenir de l’humanité sont menacés. 

La Belgique connaît un mouvement social sans précédent contre des mesures d’austérité qui touchent durement la population mais en même temps des scandales s’accumulent sur les immenses fortunes, sur la fraude fiscale, sur les multinationales qui ne paient pas d’impôt... 

Michel Pinçon. C’est ce qu’ils appellent de l’optimalisation fiscale. Bien entendu. Le fait que cela choque la population est tout à fait justifié mais le problème pour nous est ailleurs. Si je prends l’exemple de la France, il y a eu surtout un ministre du Budget, Jérome Cahuzac, socialiste de surcroît, qui a été convaincu de fraude fiscale alors que sa position faisait qu’il était l’un des responsables du bon fonctionnement des règles fiscales. Notre président socialiste, François Hollande, affirmait dans un meeting électoral que « son ennemi, c’est la finance ». Deux ans après, le résultat est que la finance est plus débridée que jamais et qu’il n’y a jamais eu autant de scandales financiers. Les gens ont pris un coup sur la tête.

Dans un journal financier, Nicolas Saverys, un grand patron belge, déclarait que le centre de décision de son entreprise restera en Belgique « tant que nous aurons une fiscalité acceptable ». « Si cela change, où que ce soit en Europe, nous partirons »...

Monique Pinçon-Charlot. C’est le chantage classique des propriétaires d’entreprises, des actionnaires, des riches, des puissants, à leur départ pour exiger plus de réduction des salaires, encore moins d’avantages pour les travailleurs. A un moment, je pense qu’il faudra leur répondre : « C’est bon, partez, on n’a pas besoin de vous. De toute façon, les usines vont rester, les travailleurs, les ingénieurs aussi. Il faudra bien sûr changer la classe politique mais la société peut très bien se débrouiller sans vous. »

Il rajoute que si les grands groupes « ne paient presque pas de taxes », « ce sont quand même les entreprises qui produisent les richesses, créent des emplois et paient les salaires... »

Michel Pinçon. La richesse pour qui ? Les salaires n’augmentent que très lentement, voire baissent car leur augmentation est inférieure à l’évolution des prix et pendant ce temps, les dividendes aux actionnaires, eux, grandissent.

Monique Pinçon-Charlot. Il y a un point basique qu’il faut dire et redire : ce sont les ouvriers les forces vives de l’économie réelle, ce sont eux qui créent les richesses. Le système capitaliste, qui profite massivement à cette classe des riches, est fondé sur le vol, sur la prédation du travail d’autrui. C’est le fondement de la lutte de classes.

Bart De Wever, président de la N-VA, déclarait que tenir un tel discours est « presque criminel ».

Michel Pinçon. Il y a une critique du capitalisme qui se développe un peu. Il y a des courants qui s’expriment qui font peur aux classes dominantes. Il faut donc traiter les critiques du capitalisme comme des gens dangereux. Une autre stratégie est celle utilisée maintenant utilisée par le MEDEF en France. 

Monique Pinçon-Charlot. Toute la semaine du 1er décembre, les patrons ont décidé de multiplier des actions pour manifester leur souffrance. Leur souffrance face à un peuple toujours trop gourmand, face à des travailleurs qui réclament toujours plus. Alors que ce sont les patrons qu’il faudrait aider, que la compétitivité de la France est menacée et que les entreprises, en très grande souffrance, vont finir par partir de France. Il y aura même une manifestation des patrons. Heureusement, d’autres réagissent. Par exemple, avec la manifestation bruyante et festive du Parti Communiste français dans les beaux quartiers de Paris qui se terminera devant l’ambassade du Luxembourg. Avec toute la symbolique de cette Europe néolibérale qui a à sa tête Jean-Claude Juncker, ancien Premier ministre du Luxembourg, qui est au cœur de l’évasion fiscale, qui est au cœur du système...

C’est le chantage classique des propriétaires d’entreprises à leur départ pour exiger plus de réduction des salaires, encore moins d’avantages pour les travailleurs

Michel Pinçon. Juncker, c’est étonnant car il a couvert toutes les magouilles financières attachées à la fiscalité internationale et se retrouve au premier rang de la machine européenne. C’est insensé. Juncker est un truand. Il est très propre sur soi et tiré à quatre épingles mais c’est un truand.

Beaucoup trouvent normal que certains soient riches et d’autres pauvres. Jean-Paul Votron, CEO de Fortis justifiait son salaire en se comparant à Justine Henin : « A talent exceptionnel, salaire exceptionnel. » C’était en 2007. L’année suivante, Fortis sombrait… 

Monique Pinçon-Charlot. Les gens ne savent pas comment les salaires des grands patrons sont déterminés. On nous raconte que c’est la loi de l’offre et de la demande. On nous affirme que c’est lié à leurs compétences exceptionnelles. Dans notre livre, on montre que c’est l’entre-soi des comités de rémunération des conseils d’administration qui seul explique ces rémunérations absurdes et obscènes. C’est l’entre-soi oligarchique qui seul justifie la hauteur des salaires. Et puis, qu’est-ce qu’on nous raconte avec cette fiction de l’homme providentiel, du Dieu sur terre ! Ce sont les travailleurs qui font fonctionner l’entreprise et créent les richesses. Ils sont toujours en train d’insulter le réel.

Comment expliquer que dans les Parlements, il n’y ait pas plus de freins, plus de résistance par rapport à cette classe dominante ?

Monique Pinçon-Charlot. Le Parlement est plus ou moins à l’image de cette classe. Il y a dans la population active française 52 % d’ouvriers et d’employés mais ils ne sont pas 1 % dans les assemblées parlementaires. Ce sont les plus favorisés qui font carrière en politique avec le cumul des mandats, le métier de politique. Et grâce à cela, ils captent toutes les richesses publiques, ils captent tous les pouvoirs.

Juncker a couvert toutes les magouilles financières attachées à la fiscalité internationale et se retrouve au premier rang de la machine européenne

Si nous on emploie aussi facilement le terme d’oligarchie, c’est bien parce qu’on a affaire à une classe sociale qui fonctionne dans la collusion permanente. Quand, au cours de nos enquêtes, on était invité chez des grands bourgeois, des nobles fortunés, il y avait toujours autour de la table, un banquier, un industriel, un économiste, un journaliste de renom, un artiste dans l’art contemporain et un procureur de la République... Il y avait toujours tous les pôles de l’activité économique et sociale au plus haut niveau qui était représenté. Par la sociabilité mondaine, entre la poire et le fromage, les décisions se prennent « tout naturellement ». La séparation des pouvoirs, c’est du pipeau pour la classe dominante. La séparation des pouvoirs, c’est pour nous, pauvres et classes moyennes. C’est de l’intox pseudo démocratique.

Vous avez manifesté de la joie quand vous avez appris que le TGV qui doit vous ramener en France serait peut-être annulé à cause des grèves. Pourquoi ?

Monique Pinçon-Charlot. C’est la joie de voir que quelque chose se passe en Belgique, que le peuple belge, les travailleurs, les classes moyennes, les syndicats se mobilisent pour manifester leur mécontentement devant la baisse de leur pouvoir d’achat, devant une crise dont ils ne sont absolument pas responsables et qu’aujourd’hui, ils sont capables de désigner les plus riches comme responsables. Donc oui cela m’a fait plaisir de voir un mouvement qui rejoint notre engagement. Et puis à vrai dire, nous sommes deux pauvres vieux que personne n’attend à la maison et cela nous offre une nuit supplémentaire sur la Grand-Place de Bruxelles. Donc tout va bien. (Rires)

La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, La Découverte Poche, septembre 2014.

La FGTB wallonne a réalisé une interview filmée en 2013. Retrouvez-la sur youtube : http://youtu.be/Ln1l3rOThpc.