




Nous rencontrons Peter Mertens à Bruxelles, au café El Metteko près de la Bourse. Et c’est un raz-de marée de paroles qui commence. Il évoque longuement la crise et la stagnation économique, la politique orthodoxe de Merkel « répétée comme un dogme religieux » et la thérapie de choc de la droite dure. Mais peut-être notre conversation de trois heures porte-t-elle encore davantage sur l’espoir. Sur la résistance, la créativité « d’en bas » et l’alternative sociale. Sur le PTB et sa Protestparade, une marche de protestation qui aura lieu le 19 octobre.
Peter Mertens. C’est probablement vers la mi-octobre que le gouvernement fédéral sortira sa déclaration gouvernementale. Mais, dès à présent, les grandes lignes sont déjà très claires : on veut faire porter la crise par les salariés, et les grosses fortunes restent intouchées.
Nous voulons lancer un avertissement au nouveau gouvernement. C’est pourquoi nous descendrons dans la rue pour une marche de protestation à Bruxelles.
Année après année, le nombre de multimillionnaires ne cesse de croître dans notre pays ; rien que cette année, il y en a eu 12 000 en plus – on parle bien de multimillionnaires. Mais les gouvernements vont chercher l’argent chez les ménages, chez les jeunes, chez les plus âgés... Tous les échelons de la société sont touchés. Tous, excepté cette petite couche du sommet. On est même prêt à démanteler le tissu social et culturel. Nous fonçons à une allure de TGV vers un modèle de société dont nous ne voulons pas : vers une division gigantesque entre pauvres et riches, où ce sont les riches qui ont voix au chapitre et où le reste doit se taire. Nous voulons donc tirer sur le frein d’urgence.
Ce n’est pas la société dont nous voulons. On se concurrence à mort, et nous économisons au point de nous détruire. Après six ans de politique de crise, l’économie est à nouveau presque à l’arrêt. Et que nous propose-t-on ? De poursuivre la même politique, mais en dix fois plus fort. Maintenant, ça suffit ! Nous avons besoin d’une tout autre politique. C’est pourquoi nous voulons lancer un avertissement au nouveau gouvernement. Nous descendrons donc dans la rue pour une marche de protestation, et nous tendons la main à tous ceux qui veulent s’opposer à ces plans. Cette marche a un seul message, avec une alternative sociale et une alternative fiscale, que nous présenterons au meeting qui clôturera la Protestparade.
Peter Mertens. Évidemment, et c’est aussi pour cela que nous descendrons dans la rue. Cela doit changer, et c’est possible. Un exemple : M. Bernard Arnault, patron de Louis Vuitton, a enregistré l’an dernier un profit de 340 millions d’euros dans notre pays, sur lequel il a payé à peine 1,5 % d’impôts. S’il payait le tarif légal, sans échappatoires fiscales, il paierait annuellement 113 millions d’euros au lieu de 5. En cinq ans, les caisses de l’État seraient plus riches de 540 millions d’euros. Il ne faudrait pas faire d’économies sur les maisons de repos, sur les crèches, sur les transports en commun.
Comprenez-moi bien, je ne veux pas centrer toute la question sur M. Arnault. Ce que je dis, c’est que, si ce groupe de la société échappe invariablement à tout, il y a fondamentalement quelque chose qui ne va pas dans notre système de finances. La déduction des intérêts notionnels doit être abolie, et il faut absolument instaurer un impôt sur la fortune. Ça, c’est la base. Nous avons besoin d’argent pour investir dans les transports publics, dans le secteur des soins, dans le logement social, dans l’enseignement. Et nous avons aussi besoin d’argent pour limiter le déficit budgétaire. Notre service d’études travaille sur une alternative sociale chiffrée aux plans du gouvernement. Notre Protestparade du 19 octobre sera donc positive et combative. D’autres solutions, des solutions sociales, sont possibles.
« Le véritable test est la réaction des syndicats et leur force de mobilisation. » C’est ce qu’écrit même un journal boursier à propos de la France. Mais c’est tout aussi valable pour notre pays.
Peter Mertens. Nous allons vers des temps difficiles, c’est clair. Mais ne vous y trompez pas : après des années de relatif calme social, nous entrons probablement dans la partie du fleuve où le courant s’accélère. C’est une nouvelle période de lutte sociale qui s’ouvre. Les dirigeants syndicaux tiennent un discours très clair. La gauche a maintenant l’occasion de sensibiliser les gens, de les conscientiser. Pour les organiser, les mobiliser, pour faire éclore la résistance et imposer un « non » aux recettes de choc du gouvernement, un « non » venant d’en bas de la société.
Beaucoup de gens vont être touchés par les mesures. Il va certes y avoir une grande confusion, mais aussi une grande demande d’une alternative. Et donc, la gauche ne doit pas commencer à se lamenter sur la situation, mais prendre le taureau par les cornes et travailler à un grand et large contre-mouvement sur tous les fronts. « Celui qui lutte peut perdre, mais celui qui ne lutte pas a déjà perdu », disait Bertolt Brecht. C’est pourquoi le PTB contribuera de toutes ses forces à la résistance sociale, avec les sections locales, les sections d’entreprises, le mouvement de jeunes, le service d’études, mais aussi nos parlementaires. Avec Raoul Hedebouw et Marco Van Hees au Parlement fédéral, nous interviendrons davantage dans le débat national. En tant que mégaphone « d’en bas », comme nous l’avons promis.
Peter Mertens. Notre propre histoire sociale nous apprend que les acquis sociaux et démocratiques les plus importants ont été arrachés par la rue. Voyez ce qu’écrit un journal boursier sur les mesures d’économies que le gouvernement français veut appliquer : « Le véritable test est la réaction des syndicats et leur force de mobilisation. En France, un président est tout-puissant, sauf face à la protestation de la rue. C’est une tradition, depuis 1789, que ce soit la rue qui détermine la politique. Il est peu probable que ce ne soit pas à nouveau le cas ici. En l’absence de protestations de masse, Hollande et son équipe ont le champ nécessaire pour leurs réformes. Mais, si la rue se révolte, il ne lui restera que le déshonneur d’élections anticipées. » C’est ce qu’écrit un journal boursier à propos de la France. Mais c’est tout aussi valable pour notre pays.
Peter Mertens. La N-VA voulait devenir incontournable en Flandre, pour pouvoir, depuis la Flandre, faire obstruction à la Belgique. Mais le résultat des élections ne l’a pas permis. « La N-VA a raté le rendez-vous avec l’histoire », a immédiatement commenté le politologue Bart Maddens. Et donc, le parti de De Wever devait changer de stratégie. Les exigences communautaires ont été temporairement mises au frigo et la N-VA veut désormais être au gouvernement.
Il est cependant frappant que ce changement de cap ait aussi été rendu possible par la position du PS. Celui-ci a immédiatement choisi de se replier sur la Région wallonne. En formant rapidement un gouvernement PS-cdH en Wallonie, le PS a donné le signal que le niveau fédéral était ouvert. Donc, la N-VA sera probablement dans un gouvernement fédéral sans grande réforme de l’État. Mais, en revanche, avec un plan d’austérité drastique. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’il n’y aura plus de tensions communautaires.
S’il faut trouver 17,3 milliards d’euros et que l’on ne veut pas toucher aux grosses fortunes, il faut une liste infinie d’économies.
Peter Mertens. D’abord, je n’aime pas ces termes. Ce n’est pas un gouvernement « suédois ». Ce terme angélique a été inventé par les libéraux du MR, comme s’il s’agissait d’une opération asexuée. Il s’agit d’un gouvernement de droite dure. Sera-t-il un gouvernement « kamikaze » ? On verra bien. En tout cas, il ne gouvernera pas jusqu’au point de s’autodétruire, même si certains le pensent. Pourquoi ne pouvons-nous pas tout simplement appeler ce gouvernement d’après ce qu’il est : un gouvernement de droite dure ?
Peter Mertens. Très, très lourdement. Pour être en règle avec les directives européennes, notre pays doit trouver 17,3 milliards d’euros. Le gouvernement a bien l’intention de faire payer ce montant par les travailleurs. Nous allons tous le sentir passer. Sur notre fiche de paie, par exemple. Celle-ci restera probablement à nouveau gelée pendant quatre ans. L’an prochain, il y aura sans doute aussi un saut d’index. Cela signifie que les salaires ne seront pas adaptés au coût de la vie. Pour un salarié qui gagne 2000 euros brut par mois, c’est une perte de 300 euros par an.
À la caisse du supermarché, on va également ressentir l’effet de ce gouvernement de droite. Si la TVA sur les biens de consommation augmente, par exemple de 21 à 22 %, tout va augmenter. Même chose pour la facture d’électricité. Les « électriciens » d’Electrabel-Suez ont le gouvernement dans leur poche. Ils vont vouloir continuer à faire grimper les prix. Il n’est pas non plus exclu que le gouvernement augmente à nouveau la TVA sur l’électricité, la faisant repasser de 6 à 21 %. Nous ressentirons aussi les économies sur le chemin du travail. Les billets de train seront plus chers puisqu’on va également rogner sur la SNCB et, pour les automobilistes, les accises sur le diesel vont augmenter. Bref, lorsqu’il faut trouver 17,3 milliards d’euros et que l’on ne veut pas toucher aux grosses fortunes, il faut une liste infinie de coupes budgétaires.
Les multinationales, géants de l’énergie, multimillionnaires et le lobby de l’Otan font la pluie et le beau temps. Et c’est la classe des travailleurs qui paie leur fête.
Peter Mertens. Il est frappant de constater l’enthousiasme de la FEB à propos des nouveaux gouvernements. Et ce n’est pas un hasard, car les mesures gouvernementales ne sont pas neutres, elles profitent à des groupes précis de la société. Quatre grands gagnants ressortent par avance des propositions qui sont sur la table. Les patrons des grandes entreprises : ils obtiennent la promesse de nouvelles diminutions linéaires de charges sociales. Les multimillionnaires : il n’y aura pas de taxe sur la fortune. Les « électriciens », c’est-à-dire les pions de GDF Suez et Electrabel : ils reçoivent la garantie que les prix de l’énergie resteront élevés et que l’énergie nucléaire continuera à jouer un rôle clé. Et, enfin, le lobby de l’Otan, qui est arrivé à ses fins : malgré le fait que notre pays doive faire des économies démentielles, il commande 40 avions de combat flambant neufs auprès de l’industrie militaire américaine.
Les multinationales, les géants de l'énergie, les multimillionnaires et le lobby de l’Otan font la pluie et le beau temps. Et c’est la classe des travailleurs qui paie leur fête.
Peter Mertens. Dans mon premier livre, Priorité de Gauche, j’ai écrit un chapitre sur ce sujet, dont le titre est « On fera du Thatcher ». J’écrivais alors que, « tout comme l’ère du néolibéralisme a commencé par une attaque des syndicats, le temps de la crise débutera par une offensive sur les mouvements syndicaux ».
Ils savent qu’ils vont prendre des mesures qui vont faire mal à la population, et on sait qu’il va y avoir de la résistance. Et, donc, ils veulent procéder à la Thatcher : monter la population contre les syndicats, discréditer les grèves. D’où les propositions de loi sur le service minimum obligatoire. Demain, il y aura des propositions pour imposer des astreintes aux piquets de grève. Et après-demain, un syndicat tenu en laisse par le régime. Il ne s’agit donc pas que du pouvoir d’achat et de la sécurité sociale, il s’agit aussi de la démocratie et de la place des contrepouvoirs dans la société. Les syndicats sont les plus grandes organisations des travailleurs, ils organisent plus de 3 millions de salariés. C’est un contrepouvoir dans notre société, et ça, le gouvernement de droite en a vraiment peur. Et, donc, il doit être muselé. Mais je pense que ce gouvernement se trompe quant à la capacité de résistance des syndicats.
Peter Mertens. (Rires) Mais on ne suit pas du tout une politique de confection de tartes ! Où sont les investissements ? En Europe, il n’y a quasiment pas d’investissements productifs. Ni de la part du privé, ni de la part des pouvoirs publics. Dans notre pays encore moins. Accorder deux milliards d’euros de réduction de cotisations sociales aux grandes entreprises, ce n’est pas faire des investissements. C’est de l’argent qui est enlevé à la sécurité sociale, et qui disparaît presque directement dans les poches des gros actionnaires. Ce n’est pas avec ça qu’on crée des emplois.
Faisons en sorte que les pouvoirs publics eux-mêmes investissent. Dans les transports publics, dans le logement social, dans l’énergie renouvelable, dans l’enseignement, dans le secteur des soins, dans la recherche publique – par exemple pour la lutte contre les maladies chroniques. C’est le contraire qui est fait.
En outre, la tarte est constamment découpée de manière plus inéquitable. Thomas Piketty, professeur à l’École d’économie de Paris, a récolté et analysé d’énormes masses de données, et il en tire une seule grande conclusion : les plus riches s’enrichissent toujours plus, les pauvres deviennent toujours plus pauvres. Le fossé s’agrandit et nous allons vers des niveaux d’inégalité extrême. Piketty a cassé le mythe que ce qui est bon pour la couche supérieure l’est aussi pour toute la société, que la richesse ruisselle du haut de la société vers le bas. Ce n’est pas du tout le cas, au contraire, c’est une redistribution inverse qui se produit : du bas vers le haut.
La thérapie de choc découle d’une vision très élitiste de la société : c’est aux génies, aux esprits éclairés de diriger la société.
Peter Mertens. Nous devrons encore voir combien d’espace il y aura pour une véritable concertation dans les plans bruxellois et wallon. Mais il est vrai que l’approche est différente. Le PS veut d’abord tirer les partenaires sociaux avec lui dans le bain, et seulement ensuite sortir ses plans d’économies. Des plans d’austérité qui seront tout aussi lourds qu’en Flandre, de l’ordre d’un milliard dès 2015 en Région wallonne et en Communauté française.
Peter Mertens. C’est une question importante. La thérapie de choc découle d’une vision très élitiste de la société : c’est aux génies et aux esprits éclairés de diriger la société. Comme des capitaines d’entreprises. « Nous devons donner de l’oxygène aux grands entrepreneurs, et alors tout ira bien », tel est le raisonnement. Et donc, on se débarrasse de tout ce qui est dans le chemin. Finis le contrôle, les règles, la participation, la concertation sociale, le pouvoir syndical. Dans cette vision élitaire de la société, les syndicats et l’associatif ne sont pas des acteurs de la démocratie. Ils sont une charge, et ils devront se plier, marcher au pas, ou débarrasser le plancher. Et les organisations sociales qui n’obtempèrent pas, et qui travaillent à l’émancipation et à l’empowerment (l’autonomisation, le renforcement), devront dégager.
Les gens peuvent-ils dire ce qu’ils pensent et exercer une influence sur la marche des affaires ? Les thérapeutes de choc de la droite disent : « Ce que vous dites n’y change rien. Vous avez déjà choisi en votant, et vous nous avez choisis en tant que majorité ; donc nous allons décider pendant cinq ans et faire ce que nous voulons. » La participation au débat est balayée de la table, et la démocratie est réduite à la « gouvernance », à la « prise de décision » en fonction de l’establishment.
Peter Mertens. On connaît désormais bien ce mantra : « Créer plus de richesse en épargnant fortement. » Nous l’avons entendu de manière ininterrompue ces cinq dernières années. Mais où cela nous a-t-il menés ? L’Europe est maintenant au bord de la troisième récession depuis 2008. On s’est serré la ceinture pendant cinq ans, et ces lourdes économies n’ont rien résolu.
Nous ne sortons absolument pas du tunnel. Depuis cinq ans, l’Europe, c’est « bouncing along the bottom », comme on dit en anglais : on rebondit, on sautille au fond du puits. Il y a eu la récession en 2008-2009, suivie par une faible croissance d’un petit demi-pourcent. Puis une nouvelle récession en 2011. Suivie par une très faible croissance, d’à peine 0,2 %. Puis, une troisième récession aujourd’hui. Et, cette fois, pas seulement dans les pays de la périphérie de l’Europe. L’Allemagne et la France sont aussi dans la tempête.
Mais les négociateurs du gouvernement partent cependant bien du principe que leurs plans vont relancer l’économie ?
Peter Mertens. Nous avons déjà entendu ça en 2008. Et en 2011. Et maintenant, en 2014, une fois de plus. Mais, entre-temps, nous sommes toujours au fond du puits. Nos négociateurs et ministres font comme si cette réalité n’existait pas. Ils veulent être les meilleurs élèves de la classe. Économiser 17 milliards avec le gouvernement fédéral, et encore quelques milliards aves les gouvernements flamand, wallon et bruxellois. On se saigne à mort. Cela ressemble à une sorte de religion, scellée dans les textes européens. Le clergé économique et politique de notre pays continue à répéter encore et encore ce dogme. Or les économies fonctionneront comme un remède du Moyen Âge : saigner le patient jusqu’à ce qu’il trépasse.
L'austérité fonctionne comme un remède du Moyen Âge : saigner le patient jusqu’à ce qu’il trépasse.
Peter Mertens. Non, au contraire, puisqu’il n’y a toujours pas d’investissements productifs. Le secteur privé n’investit pas, il amasse l’argent. Les pouvoirs publics pourraient investir, mais ils sont bridés par une politique dogmatique d’économies, donc ils ne le font pas non plus. Et ensuite, il y a les ménages. Leur consommation chute parce que cette politique attaque le pouvoir d’achat. La machine tombe à l’arrêt. Et maintenant même l’Allemagne tombe à l’arrêt.
Peter Mertens. Ces directives ne tombent pas du ciel. Ce sont les différents pays qui déterminent eux-mêmes la direction. Ils siègent ensemble au Conseil européen. Et, là, c’est ensemble qu’ils ont décidé que l’Union européenne devait avoir davantage de compétences, qu’un régime très strict d’économies devait être imposé par l’Europe, fixant cela dans toutes sortes de pactes et règlements, finalement réunis dans un seul grand document : le fameux Pacte de stabilité. C’est un texte très dur qui doit faire en sorte que tous les États membres appliquent rigoureusement toutes les économies comme le veut l’Europe.
Ainsi, chaque budget doit être strictement en équilibre – cela s’appelle la « règle d’or ». Mais cela signifie que l’on limite les marges de manœuvre des gouvernements. Un gouvernement voudrait-il planifier d’importants investissements dans les transports publics ou le logement social, et pour cela prévoir un déficit budgétaire ? Ce n’est plus permis. C’est une politique dogmatique absurde. Les domaines sociaux sont également affectés par cette mise sous contrôle européen. Sous peine de sanctions, les recommandations européennes sur la fixation des salaires, sur les pensions ou sur la sécurité sociale doivent être appliquées. C’est du jamais vu : jusqu’à aujourd’hui, le domaine social était par essence une compétence des Parlements nationaux.
Peter Mertens. Mais ce n’est pas tout. Les différents Parlements ont également signé eux-mêmes ce Pacte de stabilité. En mai 2013, il a été approuvé par le Parlement belge. C’est épouvantable, une telle unanimité politique. Les Parlements flamand, wallon et bruxellois ont eux aussi approuvé le pacte. Ils ont tous voté le fait que la Commission européenne dispose de davantage de pouvoir, également dans le domaine social. On a volontairement renoncé à une part de la démocratie. Et la population n’a absolument rien eu à dire. C’est grave.
Entre 2009 et 2014, les deux grands groupes de ce Parlement, les conservateurs et les sociaux-démocrates, ont été d’accord dans 70 % des cas. Et, au plan socio-économique, ils sont presque toujours d’accord.
Peter Mertens. Très bonne question. Le Pacte est une pierre angulaire de la politique et pourtant il n’a pratiquement pas été un thème dans notre pays, ni au Parlement ni dans les médias. Mais l’unanimité est également grande au Parlement européen. Au début de cette année, j’étais à Berlin, au journal Junge Welt, pour la sortie de la version allemande de mon livre Comment osent-ils ?. J’étais invité par Andreas Wehr, chroniqueur et collaborateur au Parlement européen. Il m’a décrit l’insupportable consensus qui règne dans ce Parlement européen. Il n’y a quasiment aucun débat polémique. Entre 2009 et 2014, la dernière législature, les deux grands groupes de ce Parlement, les conservateurs et les sociaux-démocrates, ont été d’accord dans 70 % des cas. Et, au plan socio-économique, ils sont presque toujours d’accord. Les grands groupes partagent absolument la même orientation de base depuis la crise de 2008. La politique européenne d’économies est l’enfant des grands groupes parlementaires européens. Et maintenant, même la locomotive allemande est immobilisée.
Peter Mertens. Oui, quelle est la différence ? Le gouvernement social-démocrate du Premier ministre Valls a congédié le ministre de l’Économie Arnaud Montebourg parce qu’il amenait des critiques sur la politique européenne d’austérité. Il a promptement été remplacé par un jeune banquier d’affaires, Emmanuel Macron, qui a fait carrière dans la banque d’affaires Rothschild.
À Paris, on compare ce changement avec ce qui s’est passé en Allemagne en 1999. Lorsqu’Oskar Lafontaine a été sorti du gouvernement, Gerhard Schröder a pu ensuite, sans encombres et sans opposants, instaurer les mini-jobs et le système Hartz. « Le gouvernement des patrons », écrivait le journal L’Humanité après l’ovation reçue par le Premier ministre Valls à l’université d’été du patronat français, le Medef. « Applaudi debout par le patronat le plus réactionnaire, le plus virulent », voilà qui en dit assez.
À Bruxelles, la FEB se dit « pleine d’espoir » à l’égard du gouvernement fédéral, et le Voka, le patronat flamand, décerne même au gouvernement flamand une « grande distinction ». En France, ce n’est donc guère différent. Ce sont des gouvernements des patrons.
Peter Mertens. Le groupe néoconservateur au Parlement européen, auquel appartient la N-VA depuis peu, est totalement d’accord avec cette politique d’austérité. Et donc les élus N-VA ont voté à tous les niveaux pour le Pacte de stabilité : à l’Europe, au fédéral et aux Régions. Et quel est le résultat ? Notre pays doit suivre aveuglément la politique européenne de Merkel.
Le gouvernement wallon s’inscrit entièrement dans le cadre de la politique européenne d'austérité.
Mais, ne l’oublions pas, le PS a fait la même chose au Parlement wallon. Le gouvernement wallon s’inscrit entièrement dans le cadre de la politique européenne d'austérité. Dans la période à venir, il va essayer mordicus d’expliquer que la Wallonie mène une politique différente de la Flandre ou du fédéral. Mais la Wallonie appliquera tout autant la politique d'austérité dictée par l'Europe, pour laquelle le PS a lui-même également opté.
Peter Mertens. C’est exact. Dans son programme électoral, la N-VA a promis une politique « chaleureuse et sociale » et une « politique familiale chaleureuse » ! Littéralement. Or nous voyons qu’en Flandre, c'est tout le contraire qui est en train de se passer : les familles sont les premières victimes. Tout devient plus cher : les crèches, l’encadrement des jeunes, les musées, l’enseignement, les maisons de repos, l’assurance maladie…
Nous payons parce que les différents gouvernements de notre pays refusent obstinément d’aller chercher l’argent auprès des grosses fortunes, cette couche supérieure qui engrange et empile les fortunes dans notre pays.
« On parle d’oxygène pour les entreprises, mais l’apport d’oxygène pour les gens, vous le supprimez », ont écrit les travailleurs du milieu socio-culturel au ministre-président flamand.
Peter Mertens. Oui. Cela a commencé par les acteurs du secteur socioculturel. Et c’est logique, vu la manière dont le gouvernement flamand taille systématiquement dans la culture : dans les budgets culturels provinciaux, dans les bibliothèques, les musées, les académies de musique et des beaux-arts, les centres culturels, le patrimoine… « On parle d’oxygène pour les entreprises, mais l’apport d’oxygène pour les gens, vous le supprimez. Cet oxygène, c’est précisément la culture, l’enseignement et l’accueil de l’enfance », ont-ils écrit dans une lettre ouverte à Geert Bourgeois, le ministre-président flamand.
Ensuite sont venues les annonces du gouvernement flamand pour économiser drastiquement dans l’enseignement supérieur. Les universités pourraient ou devraient faire payer la facture par les étudiants. Cela signifierait que les frais d’inscription augmenteraient d’un tiers voire même de la moitié, pour atteindre 800 ou 900 euros. Certains, comme le fils du ténor de la N-VA Jan Jambon, peuvent alors estimer que c’est une très bonne chose et que l’enseignement élitiste est l’avenir de la société. Seul celui qui a beaucoup d’argent qui peut faire des études supérieures. L’origine ou la richesse deviennent ainsi le critère pour le niveau d’études. Les nationalistes flamands d’aujourd’hui pensent la même chose que les bourgeois francophones de la seconde moitié du 19e siècle : une culture élitiste, un enseignement élitiste, des loisirs élitistes, une société élitiste. Dans ce sens, le gouvernement Bourgeois porte bien son nom (Rires). Mais la résistance croît. « L’enseignement doit combattre les inégalités, pas les faire augmenter », clament les étudiants. Et, malgré les vacances, ils ont collecté en très peu de temps plus de 15 000 signatures contre l’augmentation du minerval. Ça bouge, ça chauffe, ça bouillonne.
Peter Mertens. Il faut tirer les leçons de ce qui s’est passé à Anvers. Je parle de la tactique utilisée par la N-VA l’an dernier à Anvers pour appliquer de fortes économies à l’échelle de la Ville. L’échevine anversoise N-VA Liesbeth Homans, maintenant vice-présidente du gouvernement flamand, veut suivre le même scénario. D’abord, il y a eu un tableau avec des chiffres : combien d’organisations sociales doivent réduire leur budget. Face aux critiques, ils ont utilisé une tactique pour endormir tout le monde. Il n’y a eu ni confirmation ni infirmation, on devait attendre, il y aurait une concertation, il fallait être patient, etc. On a manié la carotte et le bâton. Certaines organisations ont reçu un extra. D’autres ont été lourdement frappées, certainement les organisations émancipatrices. L’échevine Homans a alors tenu un langage dur : « Mener des actions, c’est demander des économies supplémentaires », a-t-elle lancé. Pendant des mois, il n’y a pas eu de chiffres, la confusion a augmenté et la résistance s’est délitée. Dans ce sens-là, Anvers a été le cas-test pour les économies au niveau de la Flandre. Et peut-être même pour les économies au niveau fédéral. Que ce soit clair : le meilleur jour pour commencer la résistance sociale, c’est aujourd’hui.
Une culture élitaire, un enseignement élitaire, des loisirs élitaires, une société élitaire. Dans ce sens, le gouvernement Bourgeois porte bien son nom.
Peter Mertens. C’est justement pour ça : les économies vont venir les unes après les autres. Les économies fédérales, régionales, les provinces qui sont réduites à presque rien, les économies des villes et des communes. Ça, c’est la politique européenne. C’est la politique d’austérité pour les années à venir. Il faut que l’on comprenne bien une fois pour toutes : il n’y aura pas de bon moment exact où tout sera prêt et toutes les économies seront claires. Les économies vont se succéder, s’entremêler. Mais les étudiants doivent-ils pour cela arrêter d’agir contre l’augmentation des frais d’inscription ? Les syndicalistes des transports en communs et les associations de navetteurs doivent-ils taire le fait que les économies seront désastreuses pour les voyageurs et pour le personnel ? Le secteur culturel doit-il laisser le champ libre au ministre de la Culture qui défend de dures économies et plaide pour le modèle anglo-saxon, pour le mécénat au lieu d’une véritable politique culturelle ? Les associations féministes doivent-elles avaler sans rien dire que les plans du gouvernement flamand renvoient les femmes au foyer ? Non, toutes ces organisations ont déjà protesté. Et c’est le début d’un contrecourant.
Peter Mertens. Eh bien, sur ce que nous évoquons maintenant. Comment se fait-il que l’Europe ne sorte pas de cette crise ? Que le chômage de masse se poursuive ? Qu’il n’y ait pas d’investissements ? Que la spéculation financière augmente à nouveau ? Et comment se fait-il qu’il y ait un tel consensus sur cette politique européenne d’austérité ? Seul le groupe de la GUE-NGL, avec entre autres le PCF français et le SP néerlandais, s’y est opposé. Cela rend le débat passionnant. Car tout commence par le rejet de cette politique européenne d’économies, l’annulation du Pacte de stabilité et les traités afférents.
Comment arriver à une politique où la société dispose à nouveau d’une position de monopole dans le domaine des services indispensables, comme les chemins de fer et la poste ? Comment assurons-nous une véritable innovation publique qui parte des besoins de la population ? Dans l’urbanisme, dans le logement, dans l’enseignement, dans les soins. Une innovation écologique par la recherche publique, les économies d’énergie, les transports en commun et l’amélioration de la qualité de l’air. Une innovation sociale et démocratique par un salaire égal pour un travail égal. Et en rendant les droits sociaux obligatoires. ManiFiesta, j’ai vraiment hâte d’y être. Et j’espère que les lecteurs de Solidaire aussi. (Rires)
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