




70 ans après sa fondation, l’Otan (Organisation du traité de l’Atlantique nord) a entamé son sommet de décembre dans un climat tendu. L’alliance militaire et politique a retrouvé un semblant d’unité en désignant la Chine comme nouvel ennemi commun et en étendant son domaine d’action à l’espace.
Début novembre 2019, dans une interview accordée au magazine anglais The Economist, le président français Emmanuel Macron jetait un pavé dans la mare en déclarant : « L’Otan est en état de mort cérébrale. » Il mettait en cause des divisions au sein des pays membres, des conflits d’intérêts et un manque d’objectifs communs clairs. Ces déclarations pointaient aussi vers l’ambition d’Emmanuel Macron de placer la future défense européenne sous le « parapluie » nucléaire français.
Dans le cadre du programme CSP (Coopération structurée permanente), l’Union européenne élabore une industrie militaire commune. Près de cinquante projets sont actuellement en cours pour dresser la charpente d’une défense européenne, que la France veut piloter. Pour Emmanuel Macron, dans ce contexte, le Brexit a toute son importance. Car, sans le Royaume-Uni, la France est la première puissance militaire de l’Union européenne et son unique puissance nucléaire. C’est donc l’occasion rêvée pour le président français de renforcer la position de son pays face à la supériorité économique de son voisin allemand. La chancelière allemande Angela Merkel ne voit pas cela d’un très bon œil. Cependant, l’Allemagne n’est pas opposée au projet de défense européenne. Cette défense ne vise pas tant la zone de conflit de l’Asie du Sud, sur laquelle insiste Trump, mais la protection des intérêts européens en Afrique et la garde de la mer Méditerranée.
Ce désaccord entre Donald Trump et Emmanuel Macron illustre parfaitement les tensions entre les différents blocs d’influence au sein de l’Otan. L’objectif global de l’alliance divise les membres, qui sont tous soucieux de défendre leurs intérêts économiques propres. Emmanuel Macron désire mettre la puissance européenne au service d’autres intérêts que ceux des États-Unis. Ainsi, il cherche l’apaisement des tensions avec la Russie pour se concentrer sur la lutte contre le terrorisme en Afrique du Nord. Josep Borrell, à la tête de la diplomatie européenne, vient de révéler la portée néocolonialiste de cette démarche. Dans un entretien, il a évoqué le Sahel (l’Afrique du Nord) comme étant « l’arrière-cour » de l’Europe (voir encadré).
Les innombrables volte-face de Donald Trump et son imprévisibilité ont également mis l’Otan sous haute pression. Trump n’a pas demandé l’avis de ses alliés de l’Otan avant d’autoriser la Turquie à envahir une partie de la Syrie. Au début de sa présidence, il affirmait vouloir se défaire du « fardeau » de l’Otan. L’Otan garantissait, selon lui, la protection de tous les pays membres en étant principalement portée et financée par les États-Unis. Le président américain semble avoir révisé son jugement sur l’alliance, en lui offrant des visées plus favorables aux intérêts américains. Cette nouvelle stratégie divise les pays membres, et particulièrement les États européens. En revanche, une telle stratégie peut aussi donner un second souffle à l’Otan, en désignant un nouvel ennemi externe : la Chine. Avec son influence économique et politique croissante, la Chine apparaît comme une « rivale systémique » de l’Otan.
Adoptée en 2017 par le gouvernement Trump, la nouvelle stratégie nationale de sécurité américaine pointait la menace de la Chine et de la Russie. Selon le gouvernement américain, « la Chine et la Russie défient la puissance, l’influence et les intérêts de l’Amérique et essayent de saper la sécurité et la prospérité de l’Amérique. »1 En mars 2017, l’Union européenne décrétait à son tour que la Chine était « un concurrent économique dans le domaine technologique » et un « rival systémique promouvant des modèles alternatifs de gouvernance ».2
Cette stratégie consolide la nouvelle guerre froide initiée par les États-Unis sous la présidence de Barack Obama avec la politique « Pivot to Asia » (Pivot vers l’Asie). Donald Trump prolonge cette politique par une guerre commerciale agressive. Avec la désignation de la Chine comme ennemi de l’Otan, les membres européens sont obligés de choisir leur camp. L’évolution technologique de la Chine ébranle l’hégémonie américaine et européenne. Donald Trump et ses alliés européens estiment aujourd’hui que la Chine doit être combattue par l’Otan dans une guerre unissant tout l’Occident.
Au moment de sa fondation, l’Otan s’est elle-même définie comme une alliance défensive, un « rempart » contre l’ennemi communiste, et plus spécifiquement l’Union soviétique. Suivant cette logique, la fin de la guerre froide et la disparition de l’Union soviétique auraient dû conduire à la dissolution de l’Otan. Mais les États-Unis ont préféré la mettre au service de leur objectif d’hégémonie totale et globale ou « full spectrum dominance » (suprématie totale).
Une alliance « défensive » est difficile à justifier sans ennemi commun. Il fallait donc en trouver un, coûte que coûte. La Russie postcommuniste s’y prêtait mal. Car elle avait, avec la chute du communisme, sombré dans le chaos et perdu sa force de frappe militaire. Et surtout, le successeur de Mikhaïl Gorbatchev, Boris Eltsine, était un enthousiaste partisan de l’impérialisme occidental. L’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir a changé les choses, mais la Russie reste suffisamment conciliante. Elle est trop peu agressive pour être crédible dans le rôle d’ennemi commun.
A la fin des années 1990, un idéologue américain très influent, Samuel Huntington, publiait « Le Choc des civilisations ». Dans cet essai, il identifiait deux nouveaux ennemis potentiels : le monde islamique et la Chine. Ils ont, selon cet auteur conservateur, des « modèles comportementaux » qui sont incompatibles avec la « démocratie libérale occidentale ».
En 2001, George W. Bush se lançait avec ferveur dans une croisade contre le « terrorisme musulman ». Mais le « terrorisme » ne relève pas d’un État-nation et ne dispose pas d’une armée contre laquelle mener une guerre classique. Il a malgré tout servi de prétexte aux États-Unis pour imposer leur contrôle sur des pays tels que l’Irak et l’Afghanistan. Ces pays sont riches en matières premières et disposent d’une position stratégique. Les États-Unis s’enlisaient cependant dans de longues guerres coûteuses et sans issue claire. A l’inverse, ils voyaient la Chine se renforcer et gagner en influence. Barack Obama a préféré abandonner les guerres initiées par George W. Bush, pour privilégier la deuxième piste suggérée par Huntington, celle de la Chine. Son successeur Donald Trump continuera sur cette lancée.
C’est ainsi que, début décembre, les dirigeants des États membres de l’Otan ont fini par cibler un État suffisamment puissant qui, bien que n’entreprenant aucune action militaire, menace économiquement l’impérialisme occidental. Le fait que cet État maintienne une économie hybride, réglementée par l’État, un « socialisme aux caractéristiques chinoises », comme le décrit le Parti communiste chinois lui-même, et qui est considéré comme une « concurrence déloyale » par les partisans du « marché libre », est un argument supplémentaire pour en faire l’ennemi idéal.
Une partie des États membres de l’Otan, tout comme les États-Unis, entretiennent depuis des décennies des relations commerciales intensives avec la Chine. Ils ne sont donc pas unanimes quand il s’agit de la déclarer ennemie. Les pays d’Europe de l’Est et du Sud, dans une crise structurelle depuis 2008, tirent avantage de gros investissements chinois. Mais Donald Trump s’emploie à « libérer » l’économie américaine de ses liens avec la Chine. Et le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, tente depuis lors de convaincre les partenaires de prendre leurs distances avec elle. Selon lui, la Chine est « plus proche qu’on ne le pense ». En Afrique, notamment, des accords win-win négociés par la Chine menacent les intérêts américains, français, allemands et belges. L’Europe est aussi concernée puisque des entreprises chinoises y rachètent des firmes technologiques de pointe. Elles prennent également le contrôle de ports et d’autres infrastructures. Ces transactions commerciales et technologiques servent désormais de prétexte pour justifier l’urgence de se doter d’un front militaire. La cybersécurité a activé les tensions avec la Chine. La lutte pour savoir qui déterminera les normes internationales en matière de 5G les a accentuées. Pour toutes ces raisons, les membres de l’Otan semblent s’accorder sur la nécessité d’une collaboration militaire. Ils se rallient au projet de contrer l’influence et les intérêts commerciaux de la Chine dans le monde entier. Pour l’Otan, la Chine doit devenir la nouvelle Union soviétique.
Comme le résume Sophia Besch, du Centre for European Reform de Berlin, « les Américains s’inquiètent de plus en plus de l’émergence de la Chine en tant que rivale économique, politique et militaire, ce qui tend à transformer la manière dont les USA perçoivent l’Otan et les relations transatlantiques. Mike Pompeo (secrétaire d’État, équivalent du ministre des affaires étrangères, NdlR) a annoncé en février qu’il serait de plus en plus difficile pour les États-Unis de travailler avec des partenaires européens qui achètent les équipements de télécommunication de Huawei (géant chinois, leader de la 5G et qui subit des sanctions de la part de Washington, NdlR). Du côté de Washington, certains réclament par ailleurs que les Européens participent davantage aux efforts des États-Unis pour renforcer la sécurité et protéger les voies commerciales dans des régions tels que le Sud-Est asiatique. La plupart des alliés européens n’ont pas les capacités militaires nécessaires pour être utiles en mer de Chine méridionale, mais ont tout de même besoin de préserver leurs systèmes politiques de l’influence chinoise. »
Emmanuel Macron et Donald Trump sont finalement parvenus à un compromis. L’Europe gèrera les « problèmes » dans son « voisinage » (Afrique du Nord, Russie) afin que les troupes américaines puissent rester concentrées aux abords de la Chine.
Dans ce contexte, il ne faut pas perdre le facteur idéologique de vue. Les avis divergent sur la politique et le système économique hybrides en vigueur en République populaire de Chine. Certains y voient un « socialisme aux caractéristiques chinoises » qui « s’appuie sur les forces du capitalisme pour développer le communisme. » D’autres en ont assez. Ils estiment que le parti communiste est gangréné par les capitalistes et qu’il ne reste rien de socialiste en Chine, à part le nom du système.
Les différentes puissances capitalistes estiment que ce « modèle alternatif de gouvernance » menace leurs intérêts. Qu’un État contrôle totalement le système monétaire et régule le marché de manière stricte les oblige à mettre leurs conflits internes de côté. Elles sont contraintes de faire corps contre l’influence chinoise grandissante.
Nathalie Tocci, conseillère spéciale de Federica Mogherini (prédécesseur de Josep Borrell), résume la situation comme suit : « Pour s’adapter à [cette] nouvelle réalité, l’Otan doit opérer une transformation fondamentale. Dans un monde où des puissances “illibérales”, ou tout au moins non-libérales (la Chine), sont amenées à jouer un rôle plus important, les Européens et les Américains doivent resserrer les rangs et collaborer afin de sauvegarder les valeurs libérales qui sous-tendent leurs systèmes politiques et économiques. Sur le plan sécuritaire, l’Otan devra donc encore se renforcer dans les 70 années à venir. La fin de l’ordre mondial libéral tel que nous le connaissons signifie que la collaboration transatlantique sera plus essentielle que jamais. Pour maintenir de bonnes relations transatlantiques, l’Europe doit prendre plus de responsabilités en matière de défense, tandis que Washington doit respecter le désir d’autonomie de l’Europe. »3
Tout comme Obama l’avait fait avant lui, Donald Trump demande aux États-membres d’augmenter sensiblement le budget qu’ils consacrent à la défense, à hauteur de 2 % de leur PIB. Par exemple, pour la Belgique, cela représenterait une augmentation de près de cinq milliards d’euros. Cette exigence est aussi source de tensions entre les alliés. Car la structure actuelle de l’Otan favorise nettement l’industrie militaire des États-Unis. En effet, tout achat de matériel militaire doit satisfaire aux normes de compatibilité (« intéropérabilité ») de l’Otan. Cela signifie que les fournisseurs d’armes sont avant tout des entreprises américaines du secteur de la défense. Avec la terre, les mers, l’air et le cyberespace, l’espace fait désormais partie du domaine d’action de l’Otan. Voilà qui promet de juteux contrats pour le secteur européen de la production militaire. Comme le capital européen réclame sa part du gâteau, il pourrait bien l’obtenir via ces 2 % qui finiront dans les poches de « nos » actionnaires. L’industrie de l’armement européenne, multinationales françaises et allemandes en tête, se frotte les mains. Le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, a résumé en ces mots le compromis atteint : « Les efforts pour constituer une armée européenne ne sont pas incompatibles avec une Otan forte. Les deux sont au contraire parfaitement compatibles, à condition que les efforts européens soient consentis de la bonne manière. Ce qui veut dire en évitant toute compétition ou redondance avec les efforts de l’Otan déjà mis en œuvre, mais en travaillant de manière complémentaire. Ainsi, les efforts de l’UE renforceront les Européens au sein de l’Otan. »4
Depuis 1991, plus personne ne croit vraiment que l’Otan soit une alliance « défensive » destinée à garantir la paix dans le monde. La déclaration de guerre virtuelle à la Chine montre clairement que l’Otan n’a pas vocation à maintenir la paix et la prospérité pour la population. L’Otan est au service d’intérêts économiques. La Chine privilégie, quant à elle, une politique de co-existence pacifique et non-interventionniste.
L’Otan n’est pas non plus une alliance entre pays qui se trouveraient sur un pied d’égalité pour organiser collectivement la protection de leur territoire. Il s’agit au contraire d’une alliance militaire offensive qui mène des guerres en dehors de son territoire, au prix de budgets militaires colossaux.
En Belgique, le PTB est le seul parti à s’opposer à la guerre. C’est aussi le seul qui refuse la militarisation, l’adhésion de la Belgique à l’Otan, et la participation de l’armée aux conflits en cours à l’étranger (notamment en Libye, en Syrie ou en Irak). Un petit pays comme la Belgique n’a aucun intérêt à brader sa souveraineté pour participer à des alliances militaires. Loin de protéger notre territoire, elles l’exploitent pour y entreposer des armes nucléaires.
Pierre Galand, militant pacifiste belge et porte-parole du mouvement d’opposition à l’installation de missiles nucléaires américains dans notre pays dans les années 1980, s’est exprimé dans ce sens aussi dans une carte blanche pour la Libre Belgique : « Aujourd’hui, M. Emmanuel Macron suscite des inquiétudes du côté de l’Otan en avançant la nécessité d’un pilier européen de la défense plus indépendant des États-Unis. Cela ne résout en rien la question du surarmement ni de la conception même de la sécurité européenne encore moins de celle du reste du monde. Il faut de toute urgence réhabiliter et renforcer tous les lieux et institutions capables de recréer les mécanismes de sécurité fondés non sur la défiance mais sur la coopération. (...) Ces initiatives doivent permettre de reconstruire le difficile chemin d’un monde capable de limiter la course et le commerce des armements qui permettront de dégager les ressources nécessaires pour relancer les mécanismes multilatéraux de sauvegarde de la paix et de la coopération pour développer le bien-être commun dont sont privés encore aujourd’hui la majorité des êtres humains peuplant notre planète. »5
Le PTB s’oppose aussi à la création d’une armée européenne aux visées impérialistes. Il serait beaucoup plus logique pour la Belgique et pour l’Europe d’adopter une politique pacifiste, à l’instar de la Suisse. L’Europe devrait investir dans des négociations de paix et dans le désarmement plutôt que dans l’armement et la guerre. Le développement d’une industrie de la défense s’apparente à une course à l’armement, et non à une politique de sécurité. Œuvrer pour la paix suppose de cesser la militarisation et de réduire le budget de la défense. Les moyens dégagés pourraient être consacrés à la sécurité sociale, à la coopération internationale et à la lutte contre le réchauffement climatique. N’oublions pas, à ce sujet, que la guerre moderne est l’activité la plus nocive qui soit pour l’environnement. Même en temps de paix, les armées comptent parmi les principales sources de pollution.
Si l’on veut mener une politique de paix active, il faut sortir de l’économie de guerre et s’abstenir de jeter de l’huile sur le feu. Pour ce faire, il faut avant tout couper les vivres aux conflits et investir dans la diplomatie de la paix. En donnant toutes leurs chances aux solutions négociées au niveau local, on agit dans le respect de la souveraineté des peuples. Chaque État doit être souverain, afin que sa population voie ses besoins passer en priorité. Toutes les décisions importantes en matière de défense et de politique étrangère doivent être prises en toute transparence. Elles doivent résulter de concertations avec la population. Des consultations populaires aux résultats contraignants devraient être organisées pour toute question fondamentale en matière de guerre et de paix. Les intérêts légitimes de la population doivent primer sur les intérêts économiques d’une classe dominante minoritaire. D’autant que cette dernière est prête à saccager des pays, des sociétés, des gens et même la planète pour préserver ses marges bénéficiaires faramineuses.
1. Maison Blanche (2017), Stratégie nationale de sécurité des États-Unis d’Amérique, décembre 2017 – https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2017/12/NSS-Final-12-18-2017-0905-2.pdf • 2. https://www.euractiv.fr/section/l-europe-dans-le-monde/news/eu-urges-china-to-progress-on-demands-to-dispel-frustration/ • 3. Politico, le 3 avril 2019 • 4. Idem • 5. La Libre Belgique, le 25/11/2019
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