




Ce 2 aout 2019, les États-Unis confirmaient leur sortie du Traité INF. Ce traité signé entre l’URSS et Washington en 1987 avait mis fin à la course aux armements nucléaires sur le territoire européen. 74 ans après Hiroshima et Nagasaki, l’annonce de cette sortie fait craindre une nouvelle escalade dans le développement et le déploiement de ces engins d’apocalypse. Mais pourquoi avoir quitté ce traité aujourd’hui ? Quel impact sur les rapports internationaux et le droit des peuples à vivre en paix et en sécurité ?
Le 20 octobre 2018 à la sortie de son avion, à Elko au Nevada, Trump lâchait une bombe aux micros des médias présents : l’abandon du Traité d’interdiction des armes nucléaires de portée intermédiaire (ou INF pour Intermediate-Range Nuclear Forces ). Selon lui, la Russie violerait le Traité depuis plusieurs années : « La Russie n’a pas respecté le traité. Nous allons donc mettre fin à l’accord et développer ces armes ». Le nœud de la discorde serait le développement par la Russie d’un nouveau missile : le SSC-8. Pour Moscou, sa portée inférieure à 500km le place hors du Traité INF mais Washington réfute cette explication. Les États-Unis ont quitté le Traité le 2 aout 2019, à une semaine seulement des commémorations des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki.
Bien que l’OTAN ait promis de ne pas déployer de missiles de portée intermédiaire en Europe, les experts craignent l’impact de l’abandon du Traité sur la course aux armements dans un contexte où les tensions entre la Russie et les États-Unis sont à un degré jamais vu depuis les heures les plus chaudes la Guerre Froide.
Le traité INF fut en effet d’une importance capitale pour la paix : en bannissant les armes de portée intermédiaire du territoire européen, il dénucléarisait l’affrontement entre les deux blocs sur le Vieux Continent et faisait ainsi baisser les tensions de plusieurs crans. Dans la foulée et dans le contexte d’une série d’autres traités, plus de 6.000 armes nucléaires sont détruites dans le monde. Pour la première fois depuis leur invention, la possibilité de la suppression des armes nucléaires en tant que telles devenait une possibilité. Aujourd’hui elle s’éloigne plus que jamais…
Le 8 décembre 1987, l’URSS et les États-Unis signent un traité historique qui va dénucléariser l’Europe et mettre fin à la crise des Euromissiles : toutes les armes de portée intermédiaire (comprise entre 500 et 5 500 km) sont bannies.1 Ces armements avaient fait leur apparition dans le débat public en 1977, date à laquelle les Soviétiques déploient leurs missiles SS-20. Ces missiles sont une réponse à la nouvelle doctrine nucléaire des États-Unis depuis 1974, la doctrine Schlesinger, qui prévoit une première série de frappes sur des objectifs militaires afin de laisser la responsabilité de la première frappe sur des objectifs civils à l’adversaire. Les SS-20 renversent la doctrine Schlesinger : leur faible portée leur permet un degré de précision supérieur contre des cibles militaires de l’OTAN en Europe. Une riposte depuis le territoire des États-Unis qui risquerait de toucher des cibles civiles aurait alors un coup politique trop élevé pour Washington. L’URSS s’offrait là un atout diplomatique non négligeable dans sa tentative d’affaiblir l’OTAN en Europe et de construire un nouveau système de sécurité à l’échelle du continent, sans la présence américaine. Mais en 1977, le courant de l’apaisement avec les Soviétiques incarné par le chancelier ouest-allemand Willy Brandt avait perdu de son influence et les membres européens de l’OTAN réclamèrent rapidement l’installation de missiles équivalents par les États-Unis sur leur territoire ; les États d’Europe occidentale seraient à l’abri d’un découplage entre leur sécurité et celle des États-Unis pendant que ces derniers éloignaient le risque de perdre leur influence dans la région. C’est le successeur de Brandt, Helmut Schmidt, qui sera à la tête de la campagne pour le déploiement de missiles américains. Dans un discours télévisé de 1977 destiné à préparer l’opinion publique au déploiement, il déclare : « Les pacifistes sont à l’Ouest et les missiles à l’Est. » En 1979, un sommet de l’OTAN à Bruxelles décide d’appliquer la « double décision » : 572 missiles nucléaires américains seront déployés en Europe et en parallèle des négociations en vue du désarmement seront menées avec l’URSS. On surnomme rapidement ces missiles nucléaires les Euromissiles. C’est le début de la crise des Euromissiles, la « dernière bataille de la Guerre Froide » selon l’expression de l’historien français Georges-Henri Soutou.
Mais les projets des gouvernants ne trouvent pas vraiment écho au sein de la population. C’est même tout le contraire. Dès le début de la crise des Euromissiles, le mouvement pour la paix s’organise en Belgique où se trouve le siège de l’OTAN. Son premier acte aura lieu en 1978 à l’occasion d’un sommet de l’ONU sur le thème du désarmement. 100 000 manifestants du monde entier se rassemblent alors à Bruxelles. Un an plus tard, à la veille du sommet de décembre où l’OTAN s’apprête à valider sa stratégie de « double décision », 50 000 personnes se rassemblent à Bruxelles. Ces premières mobilisations vont forcer les gouvernements belges et hollandais, pourtant régulièrement qualifiés de « meilleurs élèves » de l’OTAN, à émettre de sérieuses hésitations sur le déploiement, au point de demander un moratoire de six mois. Celui-ci n’étant de toute manière pas prévu avant plusieurs années, une telle position était évidemment hypocrite mais elle indiquait bien la nécessité pour ces États de donner le change à une opinion publique pacifiste. Loin de s’essouffler, le mouvement pour la paix grandi : 200 000 personnes manifestent à Bruxelles en 1981, 300 000 en 1982… Ce mouvement ne fait que s’accentuer à l’approche de la date du déploiement des missiles : Le 23 octobre 1983, 400 000 personnes défilent dans les rues de Bruxelles. Ils sont 500 000 à Rome, 700 000 en Allemagne de l’Ouest, 300 000 à Londres, 100 000 à Madrid…
C’est cette pression des opinions publiques sur les gouvernements qui va forcer les États-Unis à accepter la proposition du « double zéro » de Gorbatchev, alors à la tête de l’URSS : interdire non seulement les armes d’une portée comprise en 1 000 et 5 500 km mais également retirer d’Europe celles d’une portée comprise entre 500 et 1 000 Km.
Le mouvement pour la paix des années 1980 n’a donc pas seulement contribué à éduquer une génération entière au refus de la logique guerrière, il a aussi concrètement permis de vider l’Europe de ses missiles de portée intermédiaire et d’ainsi considérablement éloigner le risque de conflit nucléaire.
Aujourd’hui ce risque ressurgit au lieu de s’éloigner. Pour Washington, l’OTAN et même l’Union européenne, la responsabilité se trouverait du côté de Moscou. Cependant, à la question de savoir qui a mis en péril le premier le traité INF, la question semble plus complexe que cela : en effet, dès 2007, les États-Unis ont entamé des négociations avec la République Tchèque, la Roumanie et la Pologne pour installer des systèmes antimissiles sur leur sol. Officiellement destinés à intercepter d’éventuels missiles nucléaires iraniens en route vers les États-Unis, Moscou les considère comme un moyen de supprimer sa capacité de riposte à une attaque nucléaire contre son territoire par l’OTAN (voire comme de potentiels systèmes de lancement de missiles, moyennant des transformations importantes). Il s’agirait d’une grave violation de l’esprit du Traité ABM de 1972 – abandonné par Bush en 2002 – qui limite fortement ce type de système de défense afin de maintenir un équilibre nucléaire entre les puissances, clé de la dissuasion. Le redéploiement de troupes américaines aux frontières russes, la réouverture des bases de la Guerre Froide (comme celles de Chièvres et de Zutendaal en Belgique) et les exercices militaires de l’OTAN simulant un conflit avec la Russie sont vus par Moscou comme autant de provocations. Ajoutons la modernisation des arsenaux nucléaires américains et on obtient un cocktail propice à engager la Russie dans la même voie de développement d’armes nucléaires, dont le nouveau missile SSC-8 dénoncé par Trump ne serait alors qu’une conséquence.
Pour l’historien Pierre Grosser, ce recul de trente ans sur la question nucléaire est particulièrement inquiétant. La sortie du Traité serait « très largement un prétexte pour les États-Unis, comme l’était la crise des euromissiles, pour déployer leurs missiles en Europe en cas d’escalade. »2 Mais aussi une manœuvre contre la Chine, le plus grand rival économique de Washington. En effet, la Russie a un arsenal nucléaire suffisamment vaste et varié pour ne pas avoir besoin de missiles de portée intermédiaire. Le SSC-8 pourrait donc effectivement remplir un autre rôle comme l’affirme Moscou. La Chine, quant à elle, possède une grande part de missiles de portée intermédiaire dans son arsenal. Ils lui permettent d’interdire l’accès à la Mer de Chine à d’éventuels ennemis. Washington pourrait donc utiliser le « prétexte russe » pour sortir de l’INF – qui ne concerne que la Russie et les États-Unis – et ainsi négocier un nouveau traité multilatéral, incluant en particulier la Chine, et qui permettrait de lui imposer des limitations sur son armement. Ce à quoi Pékin a déjà répondu par la négative face à des négociations qui ne seraient pas équitables compte tenu de la proportion de ces armes dans son propre arsenal et du déséquilibre que leur retrait entraînerait face aux moyens militaires américains dans la région. Dans la foulée, Pékin a averti les États-Unis que le déploiement de missiles nucléaires de portée intermédiaire – désormais autorisés en l’absence de traité – à proximité de son territoire donnerait lieu à des « mesures de rétorsion sévère »…
La sortie des États-Unis de l’INF semble donc avoir plusieurs objectifs : relancer une coûteuse course aux armements dans laquelle la Russie s’essoufflerait et en même temps tenter de limiter la capacité de défense nucléaire chinoise. Les États-Unis font d’une pierre deux coups contre leurs ennemis ; si la Chine est bien le rival principal des États-Unis au point de vue économique et des armes conventionnelles, la Russie est son adversaire principal de point de vue de l’armement nucléaire.
Pour bien comprendre la sortie de ce traité et les pressions américaines à l’égard de la Chine et de la Russie, il faut inscrire celles-ci dans un contexte plus large de tensions économiques. Depuis le début des années 2000, toutes les nations dotées de l’arme nucléaire ont lancé des investissements massifs pour moderniser leur arsenal. Les États-Unis sont de loin à l’avant-garde de cette logique avec 1 200 milliards de dollars d’investissement sur 30 ans votés sous Obama et confirmés par l’administration Trump. A cela il faut ajouter un budget militaire américain qui domine de très loin tous les autres : environ 650 milliards de dollars par an contre 250 pour la Chine et 62 pour la Russie.
Comme le faisait remarquer le journaliste du New York Times Thomas Friedman dans une formulation que n’aurait pas renié Clausewitz « La main invisible du marché ne peut pas fonctionner sans un poing caché [qui] s’appelle l’armée, la force aérienne, la force navale et les marines des Etats-Unis. ». Brad Roberts, ex-secrétaire adjoint à la Défense sous Obama et aujourd’hui attaché au laboratoire Lawrence-Livermore (spécialisé dans la maintenance d’armes nucléaires et le développement de doctrines d’utilisation de celles-ci) explique ainsi que « l’alternative à la modernisation des arsenaux c’est le désarmement unilatéral. Pendant des décennies on a reporté les décisions relatives à la modernisation parce que ce serait très coûteux politiquement et économiquement ».4 Mais aujourd’hui, avec la montée des tensions internationales, les motivations économiques et géopolitiques du capitalisme ont donc choisi entre désarmement et réarmement… Aux dépends du droit des peuples à vivre en paix.
Un autre élément plus inquiétant encore est l’évolution des doctrines et le perfectionnement des armements qui permettent une utilisation dite « limitée » et « ciblée » de l’arme nucléaire.
Régulièrement, les États-Unis actualisent leur doctrine d’utilisation des armes nucléaires. En 2018, la Nuclear Posture Review du Département de la Défense préconise de développer des armes de faible puissance, non interdites par les traités existants.5 Ce choix s’inscrit dans une logique à l’œuvre depuis plusieurs années : les armes de très forte puissance sont passées de mode auprès des stratèges américains. La RAND Corporation, un Think Tank privé qui a ses entrées à la la Maison Blanche depuis 1948 sur les questions de Défense et de stratégie, défend depuis longtemps l’idée que la guerre moderne nécessite des armes nucléaires de très faible puissance utilisables en cadre urbain avec un nombre de pertes civiles et de retombées radioactives limitées. Pour Hans Kristensen, directeur du projet d’information nucléaire de la Fédération des Scientifiques Américains, « ces bombes sont donc plus faciles à utiliser et génèrent moins de retombées. C’est quand même inquiétant qu’on développe des armes plus faciles à utiliser » …
Un nouveau né de cette vision de l’arme nucléaire est la bombe B61-12. Cette bombe guidée, larguée par exemple par un chasseur-bombardier de type F-35 peut voir sa puissance réglée jusqu’au tout dernier moment. Elle peut délivrer une puissance de 0.3 , 5, 10 voire de 50 kilotonnes d’équivalent TNT.6
Cette arme fera son arrivée en Belgique en 2020, remplaçant les actuelles B-61 stockées à Kleine Brogel. A l’instar d’autres pays européens, la Belgique héberge en effet une vingtaine de bombes nucléaires américaines en toute illégalité. Ces armes sont sous contrôle des États-Unis et sont explicitement destinées à frapper la Russie en cas de conflit. Leur utilité militaire est même remise en doute : un vol et un largage sur le territoire russe exposerait l’avion à tellement de risques que la probabilité qu’il largue effectivement la bombe est faible. Leur présence fait en revanche de la Belgique une cible prioritaire en cas de guerre. Malgré ce risque, ces armes n’ont jamais été soumises au moindre débat démocratique, l’État belge se contentant de refuser de confirmer ou d’infirmer leur présence depuis les années 1990 et ce malgré des rapports de l’OTAN détaillant le nombre et le lieu d’implantation de toutes les armes nucléaires américaines en Europe. En plus de ce déni démocratique grave, la Belgique viole ses obligations internationales en acceptant cette présence : le Royaume a en effet signé le Traité de Non-Prolifération qui interdit aux États non-nucléaires de recevoir des armes d’un autre État…
Cela n’a pas empêché Didier Reynders d’affirmer avec beaucoup d’hypocrisie son dévouement pour la paix et le désarmement nucléaire en tant que ministre des Affaires Étrangères au moment de l’annonce de l’abandon du Traité INF.
En acceptant ces armes tournées contre la Russie, la Belgique confirme sa complicité avec la stratégie de tension de l’OTAN qui encourage l’escalade actuelle et menace le droit des peuples à vivre en paix.
Par son budget militaire, les pays de l’OTAN, États-Unis en tête, sont aujourd’hui le premier moteur de l’aiguisement des tensions militaires dans le monde sur fond d’affrontement économique entre les vieilles puissances impérialistes et les nouveaux États industriels. Les risques que font peser ces tensions sur notre droit à vivre en paix et sur la survie même de l’humanité sont pourtant bien réels. Bruno Tertrais de la Fondation pour la Recherche stratégique française : « Paradoxalement, le risque d’un emploi limité de l’arme nucléaire est plus important dans le contexte des années 2010 qu’il ne l’était dans le contexte du XXè siècle. » Les années 1980 ont pourtant prouvé que des négociations diplomatiques, alimentées par de très puissantes mobilisations populaires, pouvaient entraîner un désarmement et faire sérieusement diminuer le risque de guerre.
C’est ce progrès vers la paix dans le monde que symbolisait le Traité INF enterré par Trump. A l’heure où nous faisons face à de graves défis climatiques et sociaux, les dépenses militaires croissantes sont un non-sens et une folie à plus d’un titre. Un changement radical de paradigme est urgent et cela passera notamment par la dénonciation de la logique belliqueuse de l’OTAN dont la Belgique est l’un des élèves assidus.
En 2021, c’est un autre traité de limitation des armes nucléaires, le traité New START, qui arrivera à échéance. Le rôle du mouvement pour la paix et de la pression populaire sur les gouvernements seront déterminants dans sa prolongation ou non : irons-nous vers un monde sans armes nucléaires ou la folie du réarmement se poursuivra-t-elle ?
Aujourd’hui la multiplication des États possédant officiellement ou officieusement (comme Israël) des armes nucléaires fait augmenter les risques, tout comme la modernisation de ces armes et le développement de stratégies qui ne considèrent plus leur utilisation comme un tabou. Le Bulletin of Atomic Scientists – un groupe de physiciens américains – a créé une horloge allégorique où minuit représente l’extinction de l’Humanité. Dans leur calcul, le risque d’une guerre nucléaire prend une place déterminante.
En 2019, il est 2 minutes avant minuit, le seuil le plus bas depuis 72 ans…7
1. Le terme d’Euromissiles englobe les missiles nucléaires de portée intermédiaire présents sur le théâtre européen, qu’ils soient ceux des États-Unis dans les pays de l’OTAN ou des Soviétiques. • 2. https://www.europe1.fr/international/retrait-du-traite-inf-sur-les-armes-nucleaires-la-decision-americaine-est-un-veritable-retour-en-arriere-de-30-ans-3784679 • 3. https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_168377.htm?selectedLocale=fr • 4. https://www.arte.tv/fr/videos/082249-000-A/le-retour-des-armes-nucleaires/ • 5. https://dod.defense.gov/News/Special-Reports/NPR/ • 6. A titre de comparaison, à Hiroshima, c’est une arme de 15 kilotonnes qui a pulvérisé la ville, massacrant 140.000 personnes • 7. https://thebulletin.org/doomsday-clock/current-time/
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