« Aux philippines, les bureaux du gouvernement sont peuplés de militaires »

Votre collègue enlevé, votre jeune voisin accusé de dealer de la  drogue et assassiné, votre amie accusée à tort de terrorisme et arrêtée. Que faire dans ce contexte ? Se retirer dans sa coquille ou organiser la résistance ? Nous avons rencontré Elmer Labog, dit « Ka Bong », le président du syndicat militant philippin Kilusang Mayo Uno (KMU). À ManiFiesta, il évoquera la force de la solidarité internationale avec Marc Leemans, le président de la CSC.

Le président Duterte a remporté les élections en 2016 grâce à ses promesses sociales. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Ka Bong. Au début du gouvernement Duterte, les travailleurs étaient pleins d’espoir. Le président avait promis d’augmenter les salaires minimum et de mettre fin aux contrats temporaires. Trois ans plus tard, c’est la désillusion. Il y a 4,6 millions de personnes au chômage, le plus haut taux depuis 30 ans, et il y a plus de contrats temporaires que jamais. Et on est bien loin d’une augmentation des salaires. Plus grave, toute tentative d’exprimer une revendication salariale est impitoyablement écrasée par la diffamation et la répression, selon la volonté des lobbys des affaires au gouvernement et au Parlement.

Le président Duterte poursuit la politique néolibérale de ses prédécesseurs. Il suffit de voir la vente de notre richesse aux investisseurs étrangers. Il veut une modification de la Constitution pour permettre aux groupes de capitaux étrangers de devenir propriétaires à 100 % d’entreprises philippines. L’accumulation du capital privé, c’est l’objectif du gouvernement. Il puise pour cela dans les recettes néolibérales classiques : libéralisation du commerce et des investissements, impôts très bas pour les entreprises, démantèlement des législations de protection, gel des salaires, privatisation des services publics. Et, cerise sur le gâteau des riches, la dénationalisation de notre faible économie. Les profits pour les grandes entreprises et les charges pour les travailleurs, telle est la politique de Duterte.

« Depuis que le président Duterte est au pouvoir, 43 syndicalistes et 207 dirigeants paysans ont été assassinés »

Pouvez-vous donner quelques exemples de cette politique antisociale ?

Ka Bong. Un premier exemple parlant est la « Train Law » (la Tax Reform for Acceleration and Inclusion Law). Cette loi a entre autres augmenté la TVA sur le tabac, les produits pétroliers, les sodas et les cosmétiques. Nous combattons cette loi parce que ce sont les pauvres qui sont le plus fortement touchés par ces augmentations de prix. Déjà avant l’entrée en vigueur de cette loi ils avaient toutes les difficultés du monde à s’en sortir. C’est pourquoi nous exigeons un salaire minimum national de 750 pesos (12,8 euros) par jour. La productivité augmente, et donc les entreprises sont largement en mesure de payer cela. Mais non, elles continuent à se plaindre, avec les grands propriétaires terriens, du « coût du travail ». L’appétit de profit de l’économie capitaliste est insatiable. Le gouvernement y prête bien plus d’attention qu’à nos revendications.

La taxe sur les sodas a été utilisée de manière scandaleuse comme prétexte par Coca-Cola pour justifier un grand licenciement collectif. Au début 2018, un mois après l’instauration de la taxe, Coca-Cola a licencié 780 travailleurs, dont quatre dirigeants syndicaux. L’entreprise a expliqué qu’elle y était contrainte « vu les récents développements dans l’industrie des sodas et le paysage économique global ». Cela n’a aucune crédibilité, d’autant que quelques mois plus tôt, le dirigeant de Coca-Cola Juan Lorenzo Tañada avait déclaré qu’il travaillait en étroite collaboration avec le ministère du Commerce et de l’Industrie sur le contenu de la « Train Law ». De plus, l’entreprise a connu ces dernières années une solide augmentation de son chiffre d’affaires et des bénéfices, plus 15 % en 2017. Ce n’est pas vraiment une situation qui peut justifier un licenciement collectif. Les raisons du licenciement massif n’ont absolument pas été discutées avec le syndicat. Des multinationales qui œuvrent avec le gouvernement pour mettre hors jeu les travailleurs et leurs syndicats, c’est courant aux Philippines.

Duterte respecte-t -il les droits des peuples indigènes ?

Ka Bong. Tout doit s’effacer devant les intérêts de l’exploitation minière et de l’abattage forestier. Le gouvernement préfère investir dans des projets de prestige comme des méga-barrages plutôt que dans le bien-être de la population. À Mindanao (la deuxième plus grande île de l’archipel des Philippines, NdlR), les Lumad (un terme collectif désignant un large groupe de peuples indigènes de Mindanao, NdlR) souffrent beaucoup à cause de la destruction de l’environnement et de la militarisation. On s’en prend à leurs écoles et ils sont chassés de leurs villages. Le ministère de l’enseignement a fermé 55 de leurs écoles sur ordre du conseiller à la sécurité nationale, un ancien militaire de haut rang. Salugpongan, une ONG qui soutient les écoles des peuples indigènes, s’est pourvue en appel contre ces fermetures, mais entre-temps l’agréation d’autres écoles n’est pas renouvelée. Priver des enfants du droit à l’enseignement, cela montre le vrai visage du régime Duterte. Cela montre la mainmise des militaires sur le gouvernement. Environ la moitié des ministères et leurs agences sont dirigés par des militaires, même d’anciens généraux accusés de crimes contre le peuple.

Une troisième illustration de la politique de Duterte est son « Build, build, build », construire et encore construire. Cela place les Philippines dans une position vulnérable de dépendance par rapport aux grands investissements et aux prêts du FMI, de la Banque mondiale, de la Banque asiatique de développement et de la Chine. La part des travaux d’infrastructure dans le PIB a plus que doublé ces trois dernières années, passant de 2,6 à 5,6 %. Pourtant la croissance économique globale baisse. C’est dû au fait que l’agriculture régresse, alors que nous sommes quand même un pays agricole.

Notre pays possède une grande richesse naturelle qui pourrait servir à nourrir la population et lui offrir des chances de développement. Malheureusement, le gouvernement ne privilégie pas les besoins de la population. Il ne tient pas sa promesse de réforme agraire et il n’investit pas dans une industrie nationale durable. Au lieu de cela, il vend notre souveraineté à des groupes de capitaux étrangers.

Dans les médias belges, les nouvelles sur les Philippines concernent soit les ouragans, soit la « guerre contre le terrorisme » ou la « war on drugs ». Cette « guerre » est-elle toujours en cours, et quel en est l’impact sur les organisations de travailleurs, de paysans, de femmes ?

Ka Bong. Jusqu’à présent, la « war on drugs » de Duterte a tué 30 000 Philippins pauvres (Duterte utilise cette « guerre contre la drogue » comme couverture pour se débarrasser de tous ceux qui le gênent ; il y a actuellement une instruction en cours contre lui à ce sujet à la Cour internationale de justice à La Haye, NdlR). Une pure violation des droits humains ! Pour pouvoir mener cette guerre contre le peuple, le régime a besoin de la loyauté de l’armée et de la police. Et justement, ceux-ci ont reçu une forte augmentation de salaire, alors que les enseignants et les travailleurs de la santé doivent se débrouiller avec un maigre salaire. Ces choix budgétaires reflètent les priorités politiques. Je l’ai déjà dit, les bureaux gouvernementaux sont peuplés de militaires.

En mars 2018, le ministère de la Justice a déposé une requête auprès du tribunal à Manille, la capitale, pour que plus de 600 personnes soient étiquetées comme « terroristes ». Cela entre dans le cadre de l’attaque contre le Parti communiste des Philippines et la résistance armée de la New People’s Army (NPA) pour les accuser de terrorisme. Ce n’est pas par hasard que cela a eu lieu après le torpillage unilatéral par le gouvernement des négociations de paix avec le Front démocratique national (une coalition de partis politiques de gauche, d’organisations de défense des droits humains et de syndicats, qui a des millions de membres dans toutes les Philippines, NdlR). Une paix juste et durable n’est clairement pas à l’agenda politique.

De plus en plus de responsables syndicaux et de dirigeants paysans sont assassinés. Le Centre pour les droits syndicaux et les droits humains a enregistré, depuis que Duterte est arrivé au pouvoir, 43 assassinats de dirigeants syndicaux et 207 assassinats de paysans et de dirigeants paysans. Sur l’île Negros, 73 paysans ont été abattus par des escadrons de la mort masqués, lors de raids nocturnes. Et nous nous opposons aux fausses accusations, aux listes noires, aux arrestations arbitraires et aux exécutions sommaires, maintenant que le gouvernement lance l’« Opération Bouclier », un plan militaire contre quiconque se voit coller l’étiquette d’ « ennemi intérieur ».

La « guerre contre le terrorisme » est un cadre pour justifier les attaques contre les travailleurs et quiconque défend les gens ordinaires

Comment trouvez-vous le courage d’organiser la résistance contre l’exploitation dans un tel climat de répression brutale où même des avocats, des activistes des droit humains et des hommes d’Église sont visés ?

Ka Bong. L’exploitation brutale de la population philippine et des travailleurs se passe de manière très concrète par de mauvais contrats, en foulant aux pieds les droits sociaux, en interdisant les syndicats, en dispersant des piquets de grève par la violence. Mais aussi, comme je l’ai mentionné, par l’intimidation, les fausses accusations, les arrestations, les disparitions, les assassinats et l’impunité. Cette « guerre contre le terrorisme » est un cadre pour justifier les attaques contre les travailleurs et quiconque les défend. Le régime pense écraser de cette manière la lutte sociale, au service des grands groupes de capitaux étrangers. La brutalité de ces attaques ne nous laisse pas le choix. Les travailleurs et la population doivent s’organiser eux-mêmes pour renforcer la résistance de toutes les manières possibles. Le KMU est à l’écoute des revendications des travailleurs. Nous allons travailler avec d’autres syndicats pour sensibiliser, organiser et mobiliser la population des travailleurs pour nos droits démocratiques. Nous continuons avec une totale conviction à nous engager dans un mouvement global contre l’oppression et l’exploitation.

Article publié dans le magazine Solidaire de septembre - octobre 2019. Abonnement.