Bolivie : dans un continent en ébullition, la gauche ne plie pas

Alors que des soulèvements populaires traversent le continent latino-américain, des forces réactionnaires y sévissent aussi. Comme en Bolivie où c’est la droite et l’extrême droite qui sont à la tête d’un prétendu « mouvement populaire »... téléguidé par les États-Unis pour faire tomber le pouvoir progressiste. Mais le peuple, justement, n’entend pas se laisser voler le pouvoir par des pions de l’Oncle Sam. N’en déplaise à ce dernier, la gauche relève la tête sur tout le continent.

Le président progressiste bolivien Evo Morales a remporté une nouvelle fois la dernière élection présidentielle. Avec 47 % des voix au premier tour (contre 36 % pour son principal opposant, Carlos Mesa), l’ex-syndicaliste est réélu à la tête d’un pays qu’il a profondément réformé. Ce qui ne plait pas du tout à la droite et à l’extrême droite, soutenues par les États-Unis, qui voient la gauche se renforcer sur le continent latino-américain. D’où la panique de l’opposition réactionnaire locale, qui conteste les résultats et appelle à renverser le régime progressiste. A n’importe quel prix.

Face au risque de guerre civile que les forces réactionnaires font courir au pays (en s'attaquant aux élus du parti au pouvoir, aux médias, aux syndicats, etc.), le président Morales a décidé de convoquer de nouvelles élections. L'avenir nous dira si ça calmera la volonté de la droite et de l'extrême droite de faire tomber le régime ou si ça les renforcera dans leur objectif de déstabilisation du pays...

Ces dernières semaines, plusieurs pays latino-américains font la Une. Mais si certains pays voient l’émergence de soulèvements populaires contre le libéralisme (Chili, Equateur, Haïti, etc.), d’autres font face à des tentatives de déstabilisation de la part des alliés locaux des États-Unis (Venezuela, Bolivie), prêts à tout pour écarter celles et ceux qui ne suivent pas la voie libérale. La Bolivie en est un exemple frappant.

La situation dans le pays qui doit son nom au héros de la lutte d’indépendance contre l’empire colonial espagnol, Simon Bolivar, est loin de celle de son voisin chilien. Si, de l’autre côté de la cordillère des Andes, le peuple a pris la rue pour en finir avec les reliquats du pinochetisme (du nom de l’ex-dictateur mis en place par les États-Unis en 1973 pour appliquer une stratégie ultra-libérale de choc au Chili) et pour la justice sociale, c’est l’inverse qui se produit dans le pays où Che Guevara a trouvé la mort.

Un président progressiste, ex-syndicaliste et Amérindien

Lorsqu’en décembre 2005, l’élection présidentielle livre ses résultats, la droite locale est en rage. Un syndicaliste est élu à la tête de ce pays de 11 millions d’habitants. Pour l’extrême droite aussi, c’est une catastrophe. Evo Morales revendique son identité amérindienne, une première pour ce pays où, pourtant, les différentes ethnies amérindiennes sont majoritaires (55 %) mais opprimées par la classe dirigeante, descendante du colon espagnol. Pour la droite latino-américaine et occidentale, c’est la confirmation qu’un vent de gauche souffle sur un continent que le géant US considère toujours comme son arrière-cour : les « grands » voisins brésiliens, argentins, chiliens ont basculé (ou sont sur le point de basculer) vers des régimes progressistes.

Et ces forces réactionnaires ont raison de s’inquiéter. Car le candidat du MAS (Movimiento al Socialismo, Mouvement vers le socialisme en VF) tient ses promesses de campagne. Et le bilan socio-économique est bon. Comme le résume la politologue Florence Poznanski : « La Bolivie affiche une croissance économique inédite dans la région avec plus de 4 % en moyenne depuis les six dernières années grâce à un programme de nationalisation des entreprises stratégiques et d’industrialisation nationale  dans les domaines de l’extraction minière et des hydrocarbures. Cela a permis de lancer des politiques publiques de redistribution des richesses qui ont fait nettement reculer la pauvreté et l’analphabétisme. Ainsi le salaire moyen a doublé  et le taux de pauvreté extrême a baissé de 38,2 % à 15,2 % entre 2005 et 2018. C’est d’ailleurs ce qui a permis d’instaurer le principe d’un quatorzième mois de salaire au niveau national lorsque le PIB annuel dépasse la barre des 4,5 %. »¹ Un bilan démocratique bon aussi : reconnaissance des droits des peuples indigènes, égalité des genres au Parlement, lutte concrète contre les discriminations des LGBT, etc. Bref, un bilan qui ferait pâlir certains régimes occidentaux (s’ils avaient les mêmes objectifs...).

Des progrès encore à concrétiser

Et pourtant, ce bilan est insuffisant. Selon... Morales lui-même. « Ce président qui a fait à ce point avancer ce pays de près de onze millions d’habitants ne se satisfait pas de ces améliorations. Morales continue de fixer d’ambitieux objectifs. Vers la fin de l’année, il a présenté le plan pour le développement économique et social pour 2016-2020. Endéans cette période, il veut ramener l’extrême pauvreté de 18 à 9,5 % et également faire baisser encore davantage la mortalité infantile et maternelle. L’État veut consacrer environ 1,7 milliard de dollars au développement et à la modernisation des soins de santé. Il y a aussi des investissements prévus pour la construction et la rénovation de plus de 50 000 logements. Un programme est mis sur pied pour loger les mères seules sans abri, par exemple. L’État veut également fortement investir dans l’enseignement, le développement de projets d’énergie alternative dans tout le pays, l’infrastructure, l’agriculture et l’industrie forestière. »²

Pour comprendre d’où vient la réaction contre les avancées sociales initiées par le MAS, outre du côté de Washington, il faut regarder vers Santa Cruz... La région la plus riche du pays est le bastion de l’opposition à Morales. Région où s’est organisée la bourgeoisie réactionnaire depuis les années 1950. C’est là que les riches propriétaires terriens et les grands patrons se sont réunis dans le Comité Pro Santa Cruz. Lors du début de la déstabilisation du pays il y a quelques semaines, ce Comité était présenté par les médias occidentaux comme étant une organisation phare de la « société civile » et que c’était cette « société civile » qui menait la lutte contre le MAS et Morales. Mais c’est un peu plus complexe que cela...

Une « société civile »... dirigée par le patronat

Le Comité Pro Santa Cruz est une organisation patronale qui a soutenu les dictatures militaires des années 1960 aux années 1980. Il a tenté d’organiser (avec d’autres forces qui combattent le régime progressiste de Morales) la division du pays en 2008 en tentant de forcer l’autonomie de la région riche en hydrocarbures.

Ce Comité patronal défend les intérêts de deux lobbys puissants : la Fédération des entrepreneurs privés (réunissant les chambres d’Industrie, du Commerce, d’Agriculture, etc.), et la Fédération des professions libérales. En plus des intérêts des plus riches, le Comité défend un programme identitaire. Il se dote même d’une « commission culturelle » chargée de présenter l’histoire de la région du seul point de vue des l’élite économique. La commission va ainsi s’insurger lorsqu’une telenovela (feuilleton télévisé) présente les grands propriétaires Crucéniens (habitants de Santa Cruz) du début du XXe siècle comme des criminels esclavagistes. « Quiconque se prononce sur l’histoire ou l’identité crucéniennes est soumis à censure et l’attitude défensive du Comité, loin de permettre un regard critique sur le passé, œuvre à le glorifier, quel qu’il soit », explique la sociologue Zéline Lacombe.³ Bref, le projet du Comité est aussi raciste : il s’agit de construire une identité locale forte, basée sur une présentation de la colonisation espagnole « douce » et « pacifiste » dont l’élite économique locale est issue, contre les Boliviens « andins », c’est à dire articuler un discours du « eux » (les « Collas », les Indiens des Andes à l’origine, et tous les « étrangers » par extension) contre un « nous » représentant les descendants des colons espagnols.

Lorsque trois compagnies de police se révoltent contre le pouvoir ce vendredi 8 novembre, voici ce qu’on peut lire dans le quotidien français Le Monde : « Luis Fernando Camacho, le leader régional plus visible et le plus radical de l’opposition bolivienne, avait demandé samedi dernier aux militaires et à la police de se joindre à l’opposition dans cette crise déclenchée par la réélection controversée de M. Morales lors des élections du 20 octobre. »⁴ Et qui est Luis Fernando Camacho, ce « leader régional le plus radical de l’opposition » ? Tout simplement le président du Comité Pro Santa Cruz... Un Comité loin de représenter la « société civile », donc, mais qui joue un grand rôle dans la tentative de déstabilisation du régime...

Autre « organisation de la société civile » régulièrement citée dans les médias occidentaux, la Conalde (Conseil national de défense de la démocratie) regroupe le gros de l’opposition à Morales. Créée en 2008, lors de la tentative de division du pays, elle est soutenue par les USA. Elle promet une « guerre civile » au régime.

Objectif de l’opposition : faire tomber le pouvoir

Et de la guerre civile, la Bolivie n’en est peut-être pas loin. Depuis la réélection de Morales en octobre dernier, l’opposition de droite et d’extrême droite soutenue par les États-Unis fait ce qu’elle avait promis dès avant les élections : ne pas reconnaître les résultats et faire tomber le régime progressiste. Un régime qui n’est pas exempt de tout reproche, loin de là. Ce qui a servi de prétexte aux forces réactionnaires est une suspension de la diffusion des résultats par le TREP (Transmission des résultats électoraux préliminaires, organe chargé du dépouillement et de la transmission des résultats au Tribunal électoral). Alors que des résultats provisoires donnaient une avance de Morales sur son principal opposant Mesa d’un peu moins de 10 % (seuil minimal au delà duquel un second tour n’est pas nécessaire), les opposants en ont profité pour annoncer leur présence dans un second tour inédit depuis l’arrivée au pouvoir du MAS. Morales, lui, annonçait sa nouvelle victoire vu que les votes ruraux, pas encore pris en compte à ce moment du dépouillement, lui donneraient la victoire dès le premier tour. Ce que le Tribunal électoral officialisait le lendemain matin du scrutin, provoquant la colère des forces réactionnaires... et des États-Unis.

Afin de calmer les ardeurs de l’opposition, Morales acceptait la proposition d’audit de l’OEA (Organisation des États américains), dans un souci de transparence. Alors que l’opposition se disait certaine d’elle, elle a... refusé cet audit qui aurait clarifié les choses... « Dans un premier temps, le candidat à la présidence Carlos Mesa a accepté l’audit de l’OEA, mais après avoir rencontré Fernando Camacho, le chef de l’opposition à Santa Cruz, le bastion des forces anti-Morales, Mesa a annoncé qu’il avait rejeté l’audit de l’OEA. S’ils croyaient vraiment qu’il y a eu fraude, pourquoi devraient-ils rejeter l’audit, surtout si l’auditeur n’est pas du tout pro-Morales ? », se demande l’organisation de solidarité internationale Cubanismo.⁵

Une lutte contre le progrès social

Bref, l’opposition ne cherche pas la vérité des urnes, mais un renversement de pouvoir. Dans une interview à Solidaire, le journaliste français et ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique, Maurice Lemoine, résumait les choses ainsi  : « La droite radicale latino-américaine ne cherche pas à gagner des élections. Elle cherche à faire tomber le chavisme (politiques de redistribution des richesses, du nom de l’ex-président vénézuélien Hugo Chavez, NdlR) de manière que demain, où que ce soit, on puisse dire : “Attention, ne vous écartez pas de la loi néolibérale car cela va se terminer comme au Venezuela.” »⁶ C’est exactement ce qui est en train de se jouer en Bolivie.

Les forces réactionnaires commencent à montrer leur vrai visage. Patricia Arce, maire de la ville bolivienne de Vinto (près de Cochabamba), a été agressée et humiliée sur la place publique. Elle a été insultée, traînée pieds nus sur plusieurs km, recouverte de peinture rouge et forcée à couper ses cheveux. Il a fallu plus d’une heure avant qu’elle ne soit secourue par des policiers. Ses tortionnaires sont des opposants au MAS. Ces militants d’extrême droite attaquent surtout les femmes depuis le début de la tentative de coup d’État visant à renverser le régime d’Evo Morales.

Mais les forces progressistes ne désarment pas. Les manifestations de soutien au régime sont quotidiennes et massives. Et les principaux syndicats ouvriers et paysans du pays, regroupés dans la Conalcam (Coordination nationale pour le changement) s’opposent à cette tentative de déstabilisation du pouvoir et luttent contre les forces réactionnaires.

La bourgeoisie veut la confusion, les travailleurs veulent le progrès

La situation en Bolivie et son traitement médiatique de ce côté-ci de l’Atlantique montrent le risque de la désinformation. La bourgeoisie, d’ici et de là-bas, tente de semer la confusion lors de cette période de soulèvements populaires. En tentant de mettre tous les pays du continent dans le même sac, l’objectif est de mettre la réaction en Bolivie (notamment) sur le même pied que les mouvements sociaux au Chili, en Equateur, etc. et de légitimer ainsi les forces réactionnaires. Les peuples de là-bas résistent. Les peuples d’ici doivent les aider en résistant contre les raccourcis et la confusion et en soutenant leur lutte contre l’impérialisme et le libéralisme, qui est aussi la leur...

Comme le disait Simon Bolivar, « les États-Unis semblent prédestinés pour propager la misère en Amérique latine au nom de la liberté ». Mais il disait aussi : « Tous les peuples du monde qui ont combattu pour la liberté ont finalement éteint leur tyran »...

1. «  La Bolivie sur le chemin du Venezuela  ?  », Mémoire des luttes, www.medellu.org, 6 novembre 2019 • 2. « Dix ans de présidence d’Evo Morales : “Nous n’y sommes pas encore” », Junge Welt, 22 janvier 2016 • 3. «  Identité et politique à Santa Cruz, Bolivie Articulations au service d’un projet politique régionaliste  », revue Outre-Terre, 2007 • 4. «  Bolivie  : le président Morales dénonce un coup d’Etat “en cours”  », Le Monde, 9 novembre 2019 • 5. «  Boliviaans rechts activeert noodplan voor ’verkiezingsfraude’ tegen Morales  », cubanismo.be, 4 novembre 2019 • 6. Maurice Lemoine « Les USA refusent que l’Amérique latine s’éloigne de la voie néolibérale », Solidaire, 22 juillet 2019.