Fusion Delhaize-Ahold : fête pour les actionnaires, incertitude pour les travailleurs

Delhaize vient tout juste d’effectuer une lourde restructuration, avec 1 800 licenciements, restrictions salariales et travail plus flexible pour ceux qui restent. Aujourd‘hui, Delhaize Group mène des négociations avec Albert Heijn (Ahold) sur une possible fusion. Les travailleurs vivent donc à nouveau dans l’anxiété et l’incertitude. Vu la réputation d’Albert Heijn, avec ses contrats à zéro heure, ses salaires extrêmement bas et son hyper-flexibilité, cela ne présage effectivement rien de bon...

Durant la restructuration de 2014, qui au départ devait supprimer 2 500 emplois et fermer 14 magasins, il y avait déjà des rumeurs qui couraient : Delhaize était en fait en train de se rendre plus attirante pour un acheteur ou pour une fusion. Ou, comme le formule Veerle Verleyen, secrétaire de la LBC (CNE) : « On a pomponné la future mariée pour séduire les prétendants. » A la clé, des licenciements massifs, et de fameuses restrictions sur le salaire et les conditions de travail pour ceux qui restent.

La direction a toujours brandi une même argumentation, consistant, en résumé, à dire : nous devons être forts pour le moment où Albert Heijn débarquera sur le marché belge ; pour cela, nous devons fermer des magasins, et les travailleurs doivent faire des sacrifices et travailler de manière plus flexible. Or, il s’est désormais avéré que Delhaize a lui-même pris l’initiative d’entamer des discussions en vue d’une fusion/reprise avec, précisément, cet ogre… Un sommet de cynisme !

Le fait que Mats Jansson, le président du conseil d’administration d’Albert Heijn, travaille aussi pour la banque d’affaires JP Morgan, le consultant maison d’Albert Heijn, rend cela encore plus douloureux. Il semble donc de plus en plus évident que ces sacrifices salariaux ont surtout servi à attirer Albert Heijn, à qui les actionnaires ont tout simplement vendu leurs travailleurs… Non, Albert Heijn n’était pas le diable dont il fallait se protéger, mais le repreneur à séduire.

Grande fête pour les actionnaires et la direction

Le 11 mai, les discussions sur la fusion ont fait monter l’action de Delhaize en bourse de 14,5 %, et celle de Ahold, de 5,5 % (De Morgen 12/05). La valeur de Delhaize a donc monté d’un milliard d’euros en un seul jour ! Durant la restructuration, la direction n’a cessé de clamer que, chez Delhaize, tout le monde était dans le même bateau – « actionnaires, direction et travailleurs, tous Delhaiziens ». Il est donc aujourd’hui clair que c’était de la pure tromperie. Les actionnaires, eux, ne subissent aucune restriction. Bien au contraire, en pleine restructuration, ils se sont même accordés encore un peu plus de dividendes, alors qu’ils réussissaient simultanément à faire payer aux travailleurs le plan d’investissement via les réductions salariales. Bref, pour les actionnaires, le temps est toujours au beau fixe, même quand il pleut.

En 2014, les actionnaires se sont servis les premiers, puis les CEO et les managers sont partis avec des bonus – d’un montant de 19 millions d’euros. En 2015, d’autres membres de la direction ont reçu à nouveau 1,9 million d’euros pour rester. Pour les 1 800 licenciés, il n’y a même pas eu un au revoir décent, pas une attention, pas un merci.

Albert Heijn, des contrats de zéro heure et un salaire horaire de 5,96 euros

Pour les travailleurs, c’est à nouveau une période de grande incertitude qui s’ouvre. Comme l’explique Jan De Weghe, le secrétaire fédéral du SETCa : « Le CEO du Groupe Delhaize, le Néerlandais Franz Muller, est venu au conseil d’entreprise, mais il a selon moi surtout tiré un rideau de fumée et a voulu protéger sa propre direction. Il a aussi prétendu qu’il ne peut pas en dire plus qu’il ne sait lui-même, c’est-à-dire à peu près rien. Et, entre-temps, les travailleurs sont à nouveau dans la plus grande incertitude. L’arrivée d’Ahold prédit-elle de bonnes ou de mauvaises choses pour le personnel ? Personne ne le sait ! »

Une information dans De Standaard est toutefois particulièrement alarmante : « Lors de discussions précédentes avec Ahold, les Néerlandais ont signifié que les salaires et conditions de travail belges, trop chers, ne leur convenaient pas. Un assainissement en Belgique était donc nécessaire pour rendre possibles  de vraies négociations », écrit le journal en citant « un initié ». Autrement dit : l’assainissement devait rendre possibles les négociations avec Albert Heijn. 

Aux Pays-Bas, le groupe Albert Heijn est connu pour ses contrats à zéro heure et ses salaires « jeunes » d’à peine 5,96 euros de l’heure. Un contrat à zéro heure (ou contrat à la demande) est un contrat de travail qui ne fixe même pas un nombre d’heures minimum. L’employeur peut tout simplement appeler quand il le veut son « esclave » à zéro heure : aucun engagement pour l’employeur, toutes les obligations pour le travailleur.

Il est donc à craindre qu’une fois la fusion réalisée, Albert Heijn exigera encore davantage. Déjà à l’heure actuelle, il y a chez Delhaize plus de contrats à durée déterminée et plus d’étudiants qu’auparavant. Quant aux nouveaux travailleurs, ils gagnent déjà maintenant – compte tenu des primes – moins sur base annuelle, et doivent aussi accepter plus de flexibilité que les anciens. Actuellement, la pression est déjà exercée sur les travailleurs afin qu’ils acceptent d’être prévenus seulement un jour à l’avance pour travailler plus tôt ou plus tard que prévu. Ce type de pression menace désormais d’encore empirer. Et, au bout du compte, ce sont les acquis des anciens qui seront à nouveau menacés. Ceux qui, durant les restructurations, avaient encore l’illusion qu’ils pourraient sauver les meubles en cédant doivent aujourd’hui bien déchanter.

Travailleurs et syndicats sont furieux

Pour la LBC, il est inadmissible que les syndicats et les travailleurs doivent apprendre l’information sur la fusion/reprise via la presse. Pour eux, il ne peut être question de dérégulation et de casse sociale lors d’un éventuel agrandissement d’échelle. Pour la CGSLB également, cette fusion ne peut se faire aux dépens du personnel, et le syndicat libéral veut davantage d’information pour pouvoir en juger. 

Le SETCa parle, lui, d’ « une nouvelle gifle pour le personnel » et a déjà, dans une lettre ouverte au CEO Frans Muller, exprimé son indignation quant au fait qu’aucun répit n’est accordé aux travailleurs après la récente restructuration. « Après la nouvelle que les dividendes pour les actionnaires augmentent à nouveau cette année, depuis ce week-end, les actions d’Ahold et Delhaize crèvent le plafond. Tout le profit va donc à nouveau aux mêmes. Pour les travailleurs il n’est absolument pas question d’une nouvelle augmentation du stress et de l’anxiété. » Jan De Weghe, le secrétaire du SETCa, n’exclut pas des actions spontanées. Le SETCa demande des informations claires et se demande s’il faut à nouveau rendre une petite visite au CEO Frans Muller « pour l’entendre dire ce que contiennent précisément ses plans ».

Un géant en préparation

Si elle se négocie dans la plus grande discrétion, la fusion entre Delhaize et Albert Heijn est toutefois d’une importance énorme pour 376 968 personnes : Delhaize compte 149 068 travailleurs, Albert Heijn, 227 000. Avec un chiffre d’affaires commun de 54,2 milliards d’euros, ce groupe résultant de la fusion deviendrait le numéro 1 des supermarchés en Europe. Ce que le CEO Frans Muller de Delhaize Group appelle de ses vœux : « Augmentez votre part de marché et votre grandeur d’échelle, et le profit suit de lui-même », telle est sa philosophie, écrit le journal De Tijd.