Il était une fois le premier syndicat chez Amazon

Amazon l’a licencié parce qu’il a défendu la sécurité de ses collègues. Il est aujourd’hui président de Amazon Labor Union, le premier syndicat étasunien dans un centre de distribution de la méga entreprise de colis. Chris Smalls a fait un come-back remarquable. Alors que la puissante multinationale s’oppose violemment aux travailleurs qui veulent se syndiquer, Chris a montré au monde entier qu’il est possible de vaincre Amazon.

En mars 2020, les premiers cas de coronavirus sont identifiés parmi les travailleurs du centre de distribution JFK8 sur Staten Island à New York. Les deux travailleurs Derrick Palmer et Chris Smalls, deux jeunes hommes noirs devenus amis, s’inquiètent de la sécurité du personnel et en parlent à la direction. Ils veulent que le site soit temporairement fermé pour être désinfecté de fond en comble. Malgré les affirmations d’Amazon selon lesquelles tout est mis en œuvre pour le personnel, l’agitation monte dans le centre de distribution. Il semble qu’il y ait plus d’infections qu’Amazon ne l’admet.

Le lundi 30 mars, plusieurs dizaines de travailleurs manifestent. « Puisque le bâtiment ne fermera pas de lui-même, nous devons forcer Amazon », explique Chris Smalls à la presse. Le jour même, Amazon le licencie. « Amazon préfère licencier ses travailleurs plutôt que d’admettre son incapacité à nous protéger, nous, nos familles et notre communauté », réagit Chris. « Je suis en colère et déçu, mais pas surpris. »

Officiellement, Amazon licencie Chris parce qu’il ne respecterait pas les règles de quarantaine. Mais ce que l’entreprise fait dans les jours qui suivent montre pourquoi elle veut vraiment qu’il parte. Un reportage du New York Times révèle qu’Amazon prend des mesures immédiates pour prévenir les « incidents » tels que la grève spontanée à JFK8. Un « incident commander » est désigné et une équipe d’observation est constituée. Des centaines de managers de plus de 10 départements sont impliqués dans ce processus.

Amazon joue les gros bras

Dans un mail envoyé accidentellement à tous les employés, les managers écrivent que Chris Smalls n’est « ni malin ni éloquent », un stéréotype raciste aux États-Unis. Ils souhaitent donc en faire « le visage de la contestation ». Les experts d’Amazon soulignent que cette manière brutale de traiter les choses est désormais la stratégie de l’entreprise, à la fois pour lutter contre les syndicats et pour conquérir le marché.

Amazon.com a démarré en 1994 en tant que boutique en ligne de livres et est devenu le plus grand vendeur en ligne de produits divers dans le monde. Amazon parvient toujours à livrer de nombreux produits très rapidement. Chaque fois que l’entreprise propose une nouvelle catégorie de produits – comme la musique, les jeux informatiques et les jouets – les entreprises établies avec lesquelles elle est en concurrence se retrouvent en difficulté.

Amazon a chamboulé de nombreux secteurs tout en se développant et en devenant plus puissant. En 2009, par exemple, il y avait une boutique en ligne très populaire pour les langes. Amazon fait une offre publique d’achat qui est rejetée. C’est pourquoi Amazon baisse tellement les prix des langes que la concurrence est obligée de suivre. Amazon subit une perte sur ce produit, mais peut la compenser par des bénéfices sur d’autres produits. Après un an, incapable de maintenir ce rythme, la boutique en ligne indépendante cède aux avances d’Amazon. Entre-temps, Amazon a acquis une telle position de monopole qu’il n’est même plus question de libre concurrence.

Sur l’île de Staten Island, à New York, David l’emporte sur Goliath : le personnel vote en faveur de la création d’un syndicat

À l’origine des stratégies agressives d’Amazon, il y a son fondateur, Jeff Bezos. L’histoire est bien connue. Bezos démarre l’entreprise dans son garage à Bellevue, dans l’État de Washington. Cela a certes l’air romantique, mais, en tant qu’ancien investisseur, Bezos sait très bien que Washington a un faible taux d’imposition, ce qui lui permet de faire plus de profit. Même le choix des livres obéit à une logique économique stricte. Les livres peuvent facilement être commandés en gros et expédiés à bas prix aux clients. En raison du grand nombre de titres, aucun magasin physique ne peut rivaliser avec une boutique en ligne bien organisée.

De l’intérieur

Après le licenciement de Chris, Derrick et lui ne restent pas inactifs. Ils sont déterminés à créer un syndicat dans le centre de distribution. Le fonctionnement des syndicats aux États-Unis est différent de celui de la Belgique. Un lieu de travail est soit syndiqué, soit non syndiqué. C’est tout ou rien. Il y a un vote à ce sujet. Si une majorité de travailleurs souhaite un syndicat qui puisse négocier collectivement, le syndicat est autorisé et représente immédiatement tous les travailleurs. Les négociations sur les conditions de travail peuvent alors commencer.

Chris, Derrick et de plus en plus de collègues se retrouvent chaque jour à l’arrêt de bus devant l’entreprise. Tout commence modestement avec deux tables, quelques chaises et un feu. Ils mangent ensemble et discutent. Les travailleurs font des vidéos TikTok pour impliquer le monde extérieur. Parmi les 8000 travailleurs, dont beaucoup ne travaillent chez Amazon que pendant quelques semaines ou quelques mois, de plus en plus sont convaincus de l’importance d’un syndicat.

Au moment du vote, au début de 2022, la petite équipe de Chris semble avoir peu de chances face au riche géant Amazon. Un an plus tôt, le RWDSU, un syndicat bien établi disposant d’expérience et d’effectifs, n’avait pas réussi à obtenir la majorité dans un centre de distribution de l’État de Géorgie. Pourtant, à Staten Island, David l’emporte sur Goliath. Avec plus de 10 % d’écart, le personnel se prononce en faveur de la création d’un syndicat. Chris Smalls et ses camarades ont persévéré dans un combat juste, un combat contre Amazon pour des lieux de travail sûrs et pour la démocratie au sein de ceux-ci. En parlant avec tous leurs collègues, en se réunissant et en écoutant, ils ont remporté cette première victoire.

Le milliardaire Jeff Bezos, qui a fait voler une fusée de sa société spatiale Blue Origin dans l’espace pendant 10 minutes six mois plus tôt, doit céder. « Pendant qu’il volait là-haut, nous, on faisait beaucoup de membres », ironise Chris. Lorsque les résultats sont annoncés, il est vite évident que cela va avoir un impact. C’est la première fois que les travailleurs de l’un des plus de 100 sites aux États-Unis sont représentés par un syndicat. C’est difficile à imaginer, mais Amazon emploie plus d’un million de personnes aux États-Unis. Cela en fait le deuxième employeur du secteur privé. Les 8000 travailleurs de JFK8 sont les premiers à s’organiser en syndicat.

Amazon n’aime pas les syndicats et fait tout ce qui est en son pouvoir pour leur mettre des bâtons dans les roues. Les permanents syndicaux ne sont souvent pas autorisés à pénétrer dans les locaux ou les bâtiments, un problème que Chris et Derrick n’ont pas eu en tant qu’(anciens) employés. Même lors d’un vote, il faut rester prudent. Dans les mois qui précèdent le vote, Amazon organise des réunions obligatoires du personnel pour dénigrer le syndicat et brandir la menace de perte de salaire. Amazon surveille constamment le personnel et appelle la police si quelqu’un distribue des tracts pendant la pause de midi. Des tracts anti-syndicaux sont accrochés dans les toilettes et les travailleurs sont bombardés de propagande qui dépeint les syndicats de manière négative.

C’est la première fois que les travailleurs de l’un des plus de 100 sites américains d’Amazon sont représentés par un syndicat

Good trouble

Depuis cette victoire, Chris Smalls est devenu une superstar. Il a fait la couverture du New York Magazine, a été repris dans le top 100 des personnes les plus influentes du magazine Time et a été invité au Daily Show avec Trevor Noah.

À son piquet de grève, Chris a accueilli le sénateur et figure de proue de la gauche Bernie Sanders. L’an dernier, le président Joe Biden l’a invité à la Maison Blanche, où Chris est arrivé dans sa tenue habituelle : un tee-shirt syndical, une veste rouge et noire portant l’inscription « Eat the rich » (mangez les riches) et une casquette de base-ball. Le président a eu des mots élogieux à son égard : « Chris Smalls se révolte positivement (good trouble) et inspire un nouveau mouvement syndical dans tout le pays. Poursuivons le travail. »

C’est ce que fait Chris. Normalement, après un vote positif, l’employeur doit se mettre à la table avec le syndicat et négocier de meilleures conditions de travail. Ces négociations sont extrêmement importantes parce qu’elles sont collectives et n’opposent pas chaque personne à son patron de manière individuelle. Les syndicats peuvent ainsi imposer collectivement des progrès en matière de salaires, d’emplois, de santé et de sécurité. De plus, les améliorations qu’ils peuvent apporter au centre de distribution JFK8 sont une source d’inspiration pour les 100 autres sites d’Amazon et pour l’ensemble du secteur.

Mais avant même que l’Amazon Labor Union puisse commencer à travailler, Amazon a tenté de bloquer la reconnaissance du syndicat. Toutefois, les arguments avancés par Amazon pour contester les résultats du vote ont été rejetés par l’agence fédérale chargée de veiller au respect des droits syndicaux. Le syndicat se prépare à présent aux négociations, auxquelles le personnel sera largement associé, comme lors de la première campagne. Il s’agit d’un défi de taille, car la rotation du personnel est élevée et Amazon reste hostile au syndicat.

Travailler ensemble pour lutter contre Amazon à l'échelle nationale

« La victoire de Chris Smalls et du syndicat Amazon Labor Union montre que les travailleurs peuvent gagner face à Amazon, même aux États-Unis », souligne Daniel Kopp, qui coordonne la campagne Make Amazon Pay de Progressive International. Daniel croit que les travailleurs et les syndicats peuvent réitérer la victoire de Staten Island dans d’autres centres de distribution.

Amazon n’aime pas les syndicats et fait tout ce qui est en son pouvoir pour leur mettre des bâtons dans les roues

Le succès de New York est un stimulant pour l’ensemble du mouvement syndical et un appel à tous les travailleurs à faire preuve de solidarité et à œuvrer ensemble pour défendre leurs intérêts. Cela pousse également les syndicats qui traitent avec Amazon à augmenter encore leurs ambitions et à ne pas baisser les bras. « Pour faire vraiment mal à Amazon, il faudra une bonne coopération », explique Daniel, « car l’entreprise est organisée de telle manière qu’elle peut toujours continuer à livrer des colis, même si un ou deux centres de distribution se mettent en grève. Mais si les différents syndicats travaillent ensemble, ils peuvent mettre Jeff Bezos en difficulté au niveau national.

Cuba

Défendre la classe travailleuse est une attitude, un engagement social. Cela ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise. Chris fait également preuve d’un engagement fort dans la solidarité internationale. Il s’est récemment rendu à Cuba, où il a rencontré le président Miguel Diaz-Canel et de nombreuses délégations internationales. Il a fait de sa visite une véritable déclaration contre le blocus américain.

Depuis des décennies, les États-Unis imposent des sanctions brutales à Cuba et à toutes les entreprises qui commercent avec ce pays. C’est une politique meurtrière des puissantes multinationales américaines contre les Cubains socialistes. « Tout au long de son histoire, Cuba a toujours été un bastion des droits des travailleurs », constate Chris. « C’est exactement la raison pour laquelle les riches et les puissants œuvrent si férocement à garder cette population sous leur coupe. Après des décennies de conflits économiques totalement évitables, il est temps que les États-Unis écoutent le reste du monde et mettent fin à ce blocus insensé. »