« Ils nous ont tout pris, même la peur » : en Colombie, une « explosion sociale » sans précédent

La Colombie vit des jours mouvementés, après un soulèvement populaire qui a débuté le 28 avril et s'est transformé en une grande grève nationale qui a duré plus de deux mois. A l’occasion de sa venue pour une conférence, Solidaire a rencontré Aída Avella, sénatrice du parti de gauche Union patriotique (UP).

Cette révolte populaire qui secoue le pays depuis des mois, essentiellement menée par les jeunes, est largement suivie par les peuples indigènes, la population noire et les paysans. La réponse du gouvernement a été une violente répression policière et militaire ordonnée par le président très à droite Iván Duque et instiguée par l'ancien président Álvaro Uribe, qui a lancé, via les réseaux sociaux, un appel à l'armée pour réprimer les manifestants. Le silence de la communauté internationale face à ces événements est assourdissant.

Préoccupées par cette situation, des organisations de la société civile belge – intal, Venesol, et A contre courant – ont convié la sénatrice colombienne Aída Avella à une conférence en juin dernier. Cette membre de l’UP, parti de la gauche authentique qui paie cher ses positions contre le pouvoir néolibéral (plus de 5 000 de ses militants ont été assassinés par le terrorisme d’État de 1986 jà  nos jours), a analysé le soulèvement populaire du peuple colombien contre un gouvernement extrêmement corrompu, mouillé dans le trafic de drogue et coupable de violations systématiques des droits humains.

Qu'est-ce qui fait qu'une manifestation populaire se transforme en une grande grève nationale de plus de deux mois ?

Aída Avella. Ce qui se passe en Colombie est sans précédent. Nous vivons la plus grande explosion sociale de notre histoire. En 1977, alors que j'étais à la tête du mouvement syndical, nous avons également organisé une grève civique nationale qui a duré une semaine et fait 18 morts. Mais le mouvement actuel, l'explosion comme nous l'appelons, se caractérise par certaines particularités. C'est la faim qui a mis le feu aux poudres. Avec la pandémie, la population a été contrainte de se confiner pour éviter le virus, mais au bout de quelques jours, des chiffons rouges ont commencé à apparaître aux fenêtres des maisons, ce qui voulait dire « ici, nous avons faim ». On en a vu de plus en plus à Bogotá, puis, rapidement, dans le pays tout entier. Beaucoup de gens ont perdu leur emploi, surtout dans les petits commerces. Je pense au boulanger ou à la patronne du salon de coiffure qui a fermé ses portes et a dû se séparer de ses deux employés. Mais en Colombie, beaucoup de gens travaillent tous les jours de manière informelle dans la rue, notamment en vendant divers articles.

Le gouvernement a créé un fonds d'urgence (FOME), injecté des millions de pesos, mais cette aide a fini dans les poches des banques et des grands hommes d'affaires. Les gens se sont rendus compte que, tandis que les « gros » recevaient de l'aide, la population commençait à mourir de faim. C'est l'une des raisons pour lesquelles les gens descendent dans la rue, avec ou sans Covid, c'est parce qu'ils n'ont plus d'autre choix. Si un peuple sort manifester en pleine pandémie, c'est que le gouvernement est plus dangereux que le virus.

Qui sont les jeunes qui mènent ce mouvement d'insurrection ?

Aída Avella. Les jeunes qui participent ne sont dirigés par aucun parti. Ils ne veulent rien avoir à faire ni avec la politique ni avec les partis. Qu'ils aient raison ou non, le désespoir des jeunes est immense. La jeunesse a été l'un des groupes de la population les plus durement touchés. Leur slogan, c'est : « Ils nous ont tout pris, même la peur. » C'est l'une des choses les plus frappantes dans cette explosion sociale. Le monde de la culture a joué un rôle clé. Les artistes ont rejoint la mobilisation, ils rassemblent beaucoup de gens tout en étant exposés à la répression. L'artiste Junior Jein vient d'être assassiné. Il avait sorti, il y a quelques mois, une chanson pour réclamer justice pour les victimes du massacre des jeunes dans les champs de canne à sucre.

Quel rôle jouent les puissances étrangères dans cette répression policière ?

Aída Avella. Plusieurs pays soutiennent la défense militaire via la formation et la vente d'armes. Philippe Nassif, directeur de campagne pour le bureau américain d'Amnesty International, a reconnu que les États-Unis alimentaient les épisodes de violence contre nos peuples. Mais il n'y a pas que les États-Unis et le Royaume-Uni. L'Espagne, aussi, est l'un des principaux exportateurs d'armes, celles-là même avec lesquelles la police a tiré sur des civils. D'autre part, Israël a longtemps soutenu le pays en envoyant des conseillers militaires tels que Rafi Eitan, qui a été conseiller en matière de sécurité nationale sous le gouvernement de Virgilio Barco (1986-1990), ou encore le célèbre mercenaire Yair Klein, qui s'occupait de la formation des groupes paramilitaires. À la même époque, la multinationale Texaco mettait ses installations à disposition pour la formation paramilitaire.

Quel est le rôle des multinationales dans cette crise ?

Aída Avella. Actuellement, nous vivons des situations très difficiles et nous luttons contre les grandes transnationales qui s'emparent du pétrole, du charbon, du ciment, du fer, du phosphore, etc. en Colombie. 

La loi Zidres, promulguée en 2016 sous le gouvernement de Juan Manuel Santos permet de céder des terres à des multinationales au détriment des droits des paysans et des populations autochtones. Cela montre l'ampleur de la corruption qui règne ici. Selon le recensement agricole de 2014, 0,4 % de la population possède 46 % des terres. C'est là un indice unique d'inégalité dans le monde.

Actuellement, nous importons 90 % de notre maïs. Alors que nous étions autosuffisants, ils ont mis les paysans sur la paille à cause des prix à l'exportation de pays qui subventionnent l'agriculture comme les États-Unis et le Canada. Ils nous envoient une production moins chère qu'ici, ce qui met nos paysans, dépourvus de subventions, hors jeu et qui les pousse à cultiver la coca.

Que pensez-vous de la demande de suspension de l'accord de libre-échange (ALE) entre la Colombie et l'Union européenne, en raison des violations systématiques des droits humains du peuple colombien ?

Aída Avella. Nous pensons que notre économie a besoin d'un allié stratégique en Amérique latine. L'ALE est asymétrique, il ne vise pas l'équité dans la région. Il ne favorise que les pays du Nord et les transnationales. On envoie des pommes de terre de Belgique et d'autres pays à ceux d'entre nous qui les produisent. C'est invraisemblable. La pomme de terre a été l'apport le plus important de l'Amérique à la gastronomie mondiale. Pourquoi nous envoyer des pommes de terre, alors que nous en avons en excédent ? Mais ils nous les envoient en raison des accords de libre-échange.

Comment la solidarité internationale peut-elle venir en aide au peuple colombien dans ce processus ?

Aída Avella. Tout ce qui se fait au niveau international a des répercussions en Colombie. Tout d'abord, les manifestants et les jeunes se sont sentis très accompagnés. Ils savent qu'ils ne sont pas seuls au monde. Deuxièmement, les « grands » médias ont été contraints de dire ce qu'il se passait en Europe. Dès qu'il y avait une réunion en Europe, les médias le disaient. Mais nous n'avons pas besoin des grands médias pour faire savoir aux gens ce qui se passe : les gens découvrent l'info, la diffusent sur les réseaux sociaux et cela a des répercussions immédiates. Ensuite, les débats qui ont eu lieu dans le monde entier ont entraîné de nombreuses prises de position parlementaires. Des députés de droite freinant beaucoup de choses dans les parlements, nous devons mener une lutte conséquente là aussi. Troisièmement, nous recevons des visites de parlementaires et de syndicalistes venant des Asturies (Espagne), du Royaume-Uni ou d'Irlande, par exemple. C'est extraordinaire et très efficace et fait que notre situation intérieur soit diffusée à l’extérieur, au niveau international. C'est vital pour nous.