Ivo Janssen, délégué syndical chez BASF : « Aucun scientifique n’a jamais affirmé que le climat serait sauvé par davantage de taxes »

Pour Ivo Janssen, il est incompréhensible que le gouvernement arrose les grandes entreprises industrielles de gros subsides alors que les petites entreprises ne reçoivent aucun soutien financier et que le travailleur est accablé de taxes supplémentaires. Il faut prendre des mesures drastiques pour contraindre les grands industriels à rendre leurs procédés de production neutres en CO₂.

«Si le gouvernement ne change pas sa politique, le contribuable va devoir payer pour tout », constate Ivo Janssen, délégué syndical FGTB chez BASF Anvers, le centre de production chimique le plus important de Belgique. L’industrie chimique fait partie des plus grands pollueurs et des plus grands dévoreurs d’énergie de la planète. Le port d’Anvers possède la deuxième plus grande concentration d’entreprises chimiques au monde. Le nombre d’emplois qu’elles représentent est énorme, tout comme le volume des émissions de CO₂ qu’elles produisent. Cette dernière décennie, l’industrie chimique a certes fait des efforts pour réduire ses émissions, mais le gouvernement n’a jamais imposé de mesures contraignantes. À elle seule, l’entreprise BASF Anvers est à l’origine de 11,04 % des émissions de CO₂ de l’industrie flamande et de 4,5 % des émissions totales en Flandre.

Ivo Janssen est convaincu que, sans changement fondamental de politique, les conséquences seront dramatiques. Il fustige le manque de vision au sein du gouvernement et se montre très critique envers les grandes entreprises industrielles, généreusement subsidiées, qui ont la connaissance nécessaire mais pas la volonté de modifier radicalement et à court terme leurs procédés de production. « Il faut mener une politique plus stricte et imposer des normes contraignantes aux entreprises, explique-t-il. Cela se fait dans d’autres pays. Il y a quelques années, l’Allemagne a décidé de mettre fin au nucléaire. Aux Pays-Bas, depuis le 1er juillet 2018, les entreprises de construction ne peuvent plus construire de nouveaux quartiers résidentiels utilisant le gaz naturel. Et, en 2008 déjà, le Rwanda avait interdit les emballages plastiques. En Belgique, nos politiciens ont peur de décider. La sortie du nucléaire en est un bon exemple. On prend chaque année une décision différente et, au bout du compte, on fait ce que veut Engie-Electrabel : maintenir les centrales plus longtemps en fonctionnement parce qu’il n’y a pas d’alternative vu la mauvaise politique menée. »

« Partout dans le monde, poursuit Ivo Janssen, l’industrie chimique se prépare à une législation plus stricte pour que les procédés de production et les produits fabriqués causent moins de dégâts à l’environnement. Mais nos décideurs politiques continuent à distribuer des subsides – des millions d’euros – que la grande industrie empoche. Personne n’ose imposer des mesures contraignantes à l’industrie, de peur qu’elle parte ailleurs. Cette crainte est pourtant totalement infondée. L’industrie chimique anversoise est sur le point de devenir la plus grande concentration au monde. Il est urgent que le gouvernement ose mettre fin à ce soutien financier. »

Il est urgent que le gouvernement ose mettre fin à ce soutien financier aux grandes entreprises

Le gouvernement belge est-il inefficace en matière de climat ?

Ivo Janssen. Absolument. La politique du gouvernement peut se résumer à : « On vous donne un paquet d’argent et vous n’avez qu’à trouver vous-mêmes une solution. » Mais, en ce qui concerne les travailleurs, là, il attend bel et bien d’eux qu’ils fournissent des efforts. J’ai récemment fait remplacer ma chaudière pour un modèle plus écologique et j’ai voulu, du même coup, faire aussi installer une pompe à chaleur. Mais j’ai dû déchanter : c’était tout à fait impayable.

De manière générale, la question n’est pas suffisamment prise au sérieux par le gouvernement. Le fait qu’une loi climat contraignante ne soit pas passée le montre une fois de plus.

Le secteur anversois de la chimie produit pour le marché mondial. Or la Commission européenne vise la neutralité climatique complète pour 2050. Y a-t-il encore un avenir pour l’industrie chimique à Anvers ?

Ivo Janssen. Bien sûr. L’industrie prend conscience qu’il faut se préparer à l’avenir. Et des investissements sont effectivement réalisés pour rendre les procédés de production neutres au plan climatique. Mais il y a encore énormément à faire. Prenons l’exemple d’Ineos, qui va construire deux nouvelles usines qui produiront les matières de base pour les plastiques. Ineos va utiliser pour ce faire du gaz de schiste américain, un des combustibles fossiles les plus polluants. Pour cela, Ineos va devoir acheter des droits d’émissions. Selon l’échevin anversois Tom Meeuws (s.pa), cela signifie que des efforts devront être faits ailleurs dans l’UE. C’est absurde. De plus, des entreprises extrêmement énergivores comme Ineos peuvent depuis 2018 bénéficier d’une exemption partielle de la contribution aux coûts de l’énergie verte que tout le monde est obligé de payer.

Aucun scientifique n’a jamais affirmé que le climat serait sauvé par davantage de taxes – une taxe avion, une taxe plastique, etc. Le pollueur ne doit pas payer pour polluer, le pollueur doit arrêter de polluer. Voyez le système de la taxe kilométrique instaurée pour les camions : qu’est-ce que cela a apporté, à part de l’argent supplémentaire dans les caisses de l’État ? Rien.

Les grandes entreprises ont la connaissance nécessaire pour s’adapter, elles pourraient parfaitement arriver en quelques années à se passer des combustibles fossiles. Je me demande parfois si le gouvernement flamand connaît le secteur de la chimie. À Anvers, l’échelle de production est tellement grande qu’on ne peut pas attendre qu’une politique soit mise en place, il faut s’adapter parce que le niveau européen prend, lui, bel et bien des mesures. Et qu’au niveau flamand, on continue à ne pas bouger, je trouve cela incompréhensible.

La connaissance existe, dites-vous. C’est donc la volonté politique qui manque ?

Ivo Janssen. Effectivement. Prenez l’interdiction des objets en plastique à usage unique, comme les cotons-tiges : c’est un pas dans la bonne direction, même si ce n’est pas cela qui va sauver le climat. L’industrie chimique tomberait-elle tout d’un coup à l’arrêt si des mesures plus drastiques étaient prises ? Non, elle s’y plierait et adapterait ses procédés de production. Styrolution, le plus grand producteur européen de polystyrène (emballages plastiques, entre autres), travaille ainsi à une méthode de recyclage du polystyrène. Le but est d’arriver à en recycler 30 % d’ici 2035, à condition que les pouvoirs publics réussissent à organiser une meilleure – et gratuite – collecte des déchets.

Le gouvernement flamand continue à octroyer des subsides pour la recherche et le développement dans l’idée que, sans cela, l’industrie ne changera pas. Mais l’industrie fait par elle-même aussi de la recherche dans la technologie verte. Parce que la grande industrie reçoit des subsides pour faire de la recherche et qu’elle en fait avec ses fonds propres, elle fait un énorme bond en avant dans la course avec les entreprises moins riches. Certaines recherches se font en secret, et donc sans subsides, pour pouvoir s’assurer certains brevets qui apporteront un avantage économique dans le futur.

Les gros pollueurs gagnent aussi énormément d’argent avec le système européen du commerce des émissions (ETS).

Ivo Janssen. Chaque année, les grandes entreprises industrielles se voient octroyer gratuitement une grande partie de leurs droits d’émissions. C’est calculé sur la base du type de produits fabriqués et sur la quantité d’énergie nécessaire à cet effet. Si on produit moins d’émissions de CO₂ que ce à quoi on a droit, on peut vendre ses droits d’émissions excédentaires à d’autres entreprises qui, elles, émettent plus qu’autorisé. Entre-temps, le prix pour une tonne de CO₂ est monté à 25 euros, et cela va encore augmenter. Imaginez que le prix grimpe d’ici quelques années à 60 euros, ça fait un fameux gain. En fait, c’est la même chose que spéculer en bourse.

Au départ, l’objectif du système du commerce des émissions était d’inciter les entreprises à polluer moins. Or, on constate que ce sont toujours les mêmes qui profitent de ce système : les grands acteurs qui possèdent tant la connaissance que les moyens pour adapter leurs procédés alors que ces transformations sont bien plus compliquées pour les plus petites entreprises. Et comme tous les brevets concernant la technologie verte sont aux mains des gros poissons, il est encore plus difficile pour les petits de s’adapter.

Pensez-vous que les investissements verts créeront des emplois supplémentaires ?

Ivo Janssen. Les investissements verts peuvent amener pas mal de nouveaux emplois. Je pense par exemple aux nouveaux matériaux recyclés et aux procédés de production complètement nouveaux. Si des emplois sont supprimés, ce sera plutôt dû à l’automatisation et à la robotisation qu’à des normes environnementales plus strictes. Les usines fonctionneront avec de moins en moins de personnel, certainement dans le secteur de la chimie.

Il y aura un grand changement par rapport aux produits qu’on fabrique aujourd’hui. Peut-être que certaines installations de production seront fermées, mais elles seront remplacées par d’autres investissements. Prenons l’exemple du glyphosate, pour lequel les règlementations sont de plus en plus restrictives. Cela n’a encore entraîné aucune perte d’emploi ; les entreprises chimiques ne fabriquent rarement qu’un seul produit et elles peuvent facilement adapter leurs chaînes de production. L’industrie dispose du savoir nécessaire pour se préparer à un avenir neutre au plan climatique. La crainte d’une forte perte d’emplois dans l’industrie lourde que l’on affiche aujourd’hui n’est pas fondée.

Article publié dans le magazine Solidaire de mai - juin 2019. Abonnement.