Jos Vander Velpen : « C’est à la lutte contre le fascisme que nous devons en grande partie nos droits humains »

« Nous devons donner aux gens les armes de la connaissance, afin qu’ils puissent se défendre contre quiconque voudra les diriger sans les écouter. » Dans Breendonk, Kroniek van een vergeten kamp (« Breendonk, chronique d’un camp oublié »), l’avocat Jos Vander Velpen se plonge dans la sinistre histoire du Fort de Breendonk, où l’occupant allemand a emprisonné 4 000 personnes pendant la Seconde Guerre mondiale. « Je regarde en arrière, en espérant que l’on ne commettra pas les mêmes erreurs. »

8 mai 1945 : le V-day, jour de la capitulation de l’Allemagne nazie et de la fin de la Seconde Guerre mondiale. La menace du fascisme est écartée. Huit mois plus tôt, le 4 septembre 1944, le « camp de la mort lente » était libéré à Breendonk. Juifs, résistants et résistantes, communistes, socialistes... les prisonniers y avaient enduré les pires horreurs. Jos Vander Velpen est l’auteur d’une étude sur ce camp, axée avant tout sur les nombreuses personnes qui y ont été emprisonnées.

En 2003, vous avez publié votre premier livre sur Breendonk. Pourquoi en écrire un second ?

Jos Vander Velpen. Les gens ont tendance à oublier, surtout les pages les plus sombres de l’histoire. La droite belge est tout particulièrement sujette à cette amnésie.

On a peu écrit sur Breendonk, alors que 4 000 personnes y ont été enfermées. La moitié d’entre elles n’ont pas survécu à la guerre. Breendonk est une honte pour notre histoire, surtout flamande. Pour les victimes, les survivants et leurs proches, le pire destin est l’oubli. Bon nombre de ces prisonniers ont sombré dans l’anonymat. C’est cette injustice historique que je veux rectifier, à mon échelle.

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Jos Vander Velpen (né en 1948) est avocat. Il a plus de trente ans d’expérience dans les domaines du droit pénal et des droits humains. Il a présidé pendant treize ans la Ligue des droits humains (néerlandophone). Il est intervenu en tant qu’avocat dans le procès qui a fait condamner le Vlaams Blok en tant que parti raciste en 2004. Jos Vander Velpen a publié plusieurs livres, notamment sur l’extrême droite en Flandre et en Europe. (Photo Solidaire, Han Soete)

D’où vous vient cet intérêt pour ce sujet ?

Jos Vander Velpen. J’ai toujours été intéressé par l’histoire des gens « ordinaires », de la classe travailleuse. Dans ce livre, je décris leur histoire de manière aussi réaliste, honnête et simple que possible.

L’impensable s’est produit à Breendonk : des gens ont été maltraités, exécutés, pendus, sont littéralement morts de faim, réduits à manger de l’herbe... Dans ces conditions effroyables, les travailleurs se sont souvent surpassés. Ils ont fait preuve d’une solidarité et d’une humanité hors du commun. Par exemple, si, en pareilles circonstances, vous parvenez à partager la moitié d’une tartine avec quelqu’un qui est sur le point de succomber, c’est ce qui fera la différence entre la vie et la mort.

Les prisonniers étaient enfermés dans des cellules où ils ne percevaient pas le jour et la nuit, devaient rester debout toute la journée, et dormir sur une planche de bois la nuit. Ils ne pouvaient en sortir qu’une fois par jour pour aller uriner, avec un sac sur la tête. Dans leurs cellules, les prisonniers entendaient les cris de personnes torturées pour leur extorquer des informations. Ils savaient ainsi qu’à tout moment, ils risquaient euxmêmes d’être emmenés dans la salle de torture, hommes comme femmes, et y subir les pires atrocités. Pourtant, ils n’ont dénoncé personne, faisant preuve d’un courage que, franchement, je n’imaginerais pas avoir.

L’histoire de Breendonk est totalement liée à celle de la Résistance pendant la guerre. Celle-ci occupe aussi une place importante dans votre livre.

Jos Vander Velpen. On a accordé trop peu d’attention, de respect et de reconnaissance à la Résistance, alors qu’on a beaucoup parlé de la collaboration. Les gens n’ont pas conscience de l’importance considérable que la Résistance a pu avoir, notamment pour nos libertés. Nous devons en grande partie les droits humains tels que nous les connaissons aujourd’hui à la lutte contre le fascisme. Tous les grands traités relatifs aux droits humains, à commencer par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, sont le résultat de la lutte et de la victoire contre le nazisme et le fascisme. Nous devons également être conscients de la fragilité de ces droits et de la nécessité de nous battre chaque jour pour les préserver. En outre, ils doivent être considérablement élargis, certainement pour lutter contre l’extrême droite. Ce que nous avons également obtenu après la guerre grâce à la lutte contre le fascisme, c’est la sécurité sociale.

Pourquoi les regards se tournent-ils toujours davantage vers la collaboration ?

Jos Vander Velpen. Cela a toujours été le cas en Flandre. Pour l’extrême droite, cela a été un point important dès le premier jour de la Libération. À Anvers, ceux qui fonderont plus tard le Vlaams Blok ont défilé dans les rues pour rendre hommage aux membres les plus fanatiques des SS (armée nazie). Ils ont demandé leur amnistie dès la Libération. Au cours des premières années de l’après-guerre, des résistants siégeaient au Parlement, dont certains avaient été à Breendonk. Plus tard, ils ont disparu de la scène. Dès le début de la Guerre froide, la Résistance, en particulier la résistance communiste, était marginalisée.

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Parmi les résistants torturés à Breendonk figure Jacques Grippa. Ce dirigeant du Parti communiste belge est arrêté en 1943. Torturé à Breendonk, il ne livrera aucun secret. Il survit à l’enfer des camps de concentration nazis et devient député après la guerre. Son parcours de prisonnier politique, il le raconte notamment dans son livre, Chronique vécue d’une époque. (Photo Cegesoma)

Au début de cette année, des collaborateurs majeurs comme August Borms et Staf De Clercq ont été mis à l’honneur dans une galerie des « personnalités flamandes qui ont contribué à l’émancipation du peuple et de sa langue » publiée dans un magazine à l’occasion du 50e anniversaire du Parlement flamand...

Jos Vander Velpen. Cela montre à quel point la collaboration nous hante encore aujourd’hui. Qu’une partie du Parlement flamand puisse accepter cela me laisse perplexe. Staf De Clercq était le chef du VNV, le principal mouvement de collaboration en Flandre. Sa responsabilité historique est extrêmement lourde. Mettre de tels individus à l’honneur, c’est tout simplement cautionner la collaboration. Quelle tristesse de voir cela 75 ans après la Libération.

Au milieu de l’année 2019, des membres du groupe d’extrême droite Right Wing Resistance se sont réunis à Breendonk. L’un d’entre eux, le fils d’un ancien député du Vlaams Belang, a fait le salut hitlérien.

Jos Vander Velpen. Faire un salut nazi à Breendonk, dans la cantine où les SS venaient faire la fête après les exécutions, où les gens étaient condamnés à mort, ce n’est pas un geste anodin. Une frange de l’extrême droite, comme les membres de l’organisation fasciste Schild en Vrienden, continue de voir la collaboration d’un bon œil. Il faut lutter concrètement contre cela.

Que penser de groupes de ce type ?

Jos Vander Velpen. En fait, ce sont des gars comme ceux qui s’étaient réunis à Breendonk. La plupart des SS étaient des jeunes. Certains étaient au chômage et y voyaient un moyen de gagner leur vie, mais ils ont très vite cédé aux sirènes de l’idéologie nazie. Devenir gardien de camp, décider de la vie et de la mort des gens, se promener en uniforme SS, en portant un képi avec une tête de mort dessus, cela leur donnait un pouvoir et un statut. En quelques mois, ces jeunes ont été transformés en machines à tuer.

Aujourd’hui, un certain nombre de jeunes sont séduits par ce passé nazi. À partir du moment où ils partagent ces sympathies en masse sur les médias sociaux, cela peut inciter d’autres personnes à commettre des violences. Souvenez-vous, par exemple, du centre d’asile de Bilzen, qui a été incendié l’année dernière. Dans des groupes « privés » sur Facebook, cet acte a été applaudi. Ce n’est pas pour rien que le leader de Schild en Vrienden (Dries Van Langenhove, député fédéral du Vlaams Belang, NdlR) dit qu’il ne faut plus emmener les enfants à Breendonk, car cela les accable d’un sentiment de culpabilité mal placé. Ils savent très bien ce que cela signifie. S’ils ont plus de pouvoir, ils vont tout faire pour réécrire l’histoire. On alerte sur les dangers de l’extrême droite depuis des années. Cela ne semble pas changer grand-chose.

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Comment expliquer cela ?

Jos Vander Velpen. Cela fait 20 ou 30 ans que l’on a cessé d’armer les gens contre l’extrême droite. C’est aussi l’une des raisons qui m’ont poussé à écrire ce livre. Au début, on s’est contenté de regarder sans rien faire, sans rien dire. C’était un choix stratégique. Mais qui ne dit mot consent. On ne compte plus les « dimanches noirs » (en référence aux élections de novembre 1991 lors desquelles le Vlaams Blok a fait sa première percée électorale, NdlR). Aujourd’hui, certains disent que tous ces gens qui ont si souvent voté Vlaams Belang sont irrécupérables, que ce sont des racistes convaincus. Donc, on les laisse tomber. Or une grande partie du public séduit par l’extrême droite est constituée des perdants du néolibéralisme, des plus faibles. Et qu’est-ce qu’on fait par rapport à cela ? On cherche comment obtenir le plus de votes possible parmi les autres groupes pour contrer l’extrême droite par le nombre de voix. D’un point de vue purement électoraliste, c’est probablement la seule façon valable de procéder, mais je n’ai jamais pu supporter cela.

Entre-temps, l’extrême droite a fait des ravages profonds...

Jos Vander Velpen. Je vis à Anvers, sur le Kiel. C’était un quartier ouvrier classique, peuplé de dockers, de réparateurs de bateaux, de métallurgistes. Ici, tout le monde votait rouge. Mais la population a été divisée, on a monté les gens les uns contre les autres. Lorsque, avec ma femme, nous organisons quelque chose ici dans la rue, nous devons surmonter toutes sortes de divisions. C’était inimaginable il y a 40 ans. Nous sommes inondés de ce poison raciste. Ce que je ne parviens toujours pas à digérer, c’est cette indifférence générale par rapport au fait qu’une grande partie des gens de la classe travailleuse tombent entre les mains de l’extrême droite. Pour moi, c’est une véritable tragédie. Certains disent qu’il ne faut pas accorder trop d’importance aux changements socio-économiques, que ce serait du marxisme dépassé. Ces personnes ont oublié à quelle vitesse le monde a évolué, comment le capitalisme a gagné le monde entier, et comment cela a conduit à la pauvreté, aux inégalités, aux mouvements migratoires et aux flux de réfugiés, aux guerres, aux crises bancaires, etc. Comment voulez-vous vaincre l’extrême droite sans tenir compte du fait qu’il y a des gagnants et des perdants, sans s’occuper des gens qui vivent ici, dans les petits appartements du Kiel ?

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Pensez-vous qu’il soit possible de regagner les électeurs de l’extrême droite ?

Jos Vander Velpen. Bien sûr. Il faut tout faire pour convaincre les gens de se rallier à vos propres idéaux. Des milliers de gens vivent dans les immeubles de ce quartier. Certains se sont tués au travail pendant des dizaines d’années et doivent maintenant survivre avec une petite pension. Je rends visite à beaucoup de locataires de logements sociaux, qui doivent se serrer la ceinture, qui croulent sous les problèmes financiers et autres. On ne se rend pas compte des conditions de vie de ces personnes. La pauvreté est devenue un concept abstrait. Il faut développer une alternative qui montre aux gens que le monde est meilleur sans racisme et inégalités sociales, sans guerre, oppression, sexisme... Une alternative qui montre qu’un monde meilleur est possible. Que l’égalité, l’équité, la liberté, la paix... c’est pour tout le monde, à commencer par les plus faibles. Car les droits humains ne doivent pas être réservés aux princes, aux rois et aux riches, mais bien aux plus faibles. Et pas seulement ici, dans notre riche monde occidental, mais aussi dans les régions les plus pauvres du monde. Je pense que tous les êtres humains sont égaux. Je ne connais qu’une seule race et c’est la race humaine. En tant que personne et en tant qu’avocat, je réserve mon attention et mon engagement aux plus vulnérables. Nous devons continuer à nous préoccuper des besoins des travailleurs, car ils sont considérables.

N’avons-nous donc remporté aucune victoire sur toutes ces années ?

Jos Vander Velpen. Si, bien sûr. Le « plan en 70 points » du Vlaams Blok (plan anti-immigration présenté en 1992 qui vaudra une condamnation pour racisme en 2004 et qui poussera le Vlaams Blok à changer de nom, NdlR), à l’époque, était centré sur le rapatriement de tous les étrangers, jusqu’à la troisième génération incluse. Ils allaient tous les mettre dans des avions de l’armée et les déporter. Le Vlaams Belang ne pourrait plus dire cela aujourd’hui. C’est un progrès en soi. Il existe désormais une loi anti-discrimination. C’est le résultat d’une longue lutte menée par beaucoup de gens. Grâce à cette loi, nous pouvons attaquer en justice Schild en Vrienden ou les éléments racistes que l’on trouve au sein des forces de police. Les personnes issues de l’immigration ont aujourd’hui le droit de vote. C’est une autre victoire majeure. Et le cordon sanitaire existe encore et toujours. C’était loin d’être acquis, il a fallu se battre vigoureusement pour le préserver, mais il tient toujours, ce qui est aussi une bonne chose.

En fin de compte, êtes-vous optimiste quant à l’avenir ?

Jos Vander Velpen. On a vraiment avancé. Je suis très heureux de voir le mouvement antiraciste se développer, mais aussi les jeunes s’impliquer dans le mouvement pour le climat. Ce sont des éléments très positifs, qui prouvent que, au final, beaucoup de choses sont possibles. Je crois que les gens vont recommencer à tisser des liens durables de solidarité et de lutte. Ils le font déjà, d’ailleurs. Cela donne de l’espoir, car c’est toujours de la base, du peuple, que naissent les grands changements sociaux.