Kamal Afassi et Jan Ceulemans, délégués chez Aviapartner | « La pression venait de toutes parts, mais nous avons tenu bon »

Fin octobre, les travailleurs d’Aviapartner se sont mis en grève, juste avant le congé de Toussaint. Tous les médias en ont fait leur Une pendant des jours, mais n’ont que rarement évoqué le fond de l’affaire. Solidaire donne la parole à deux des syndicalistes à la base de cette grève : Jan Ceulemans, 53 ans, qui travaille depuis vingt ans au département cargo d’Aviapartner, et Kamal Afassi, 38 ans, du handling, le traitement des bagages. Tous deux sont délégués BTB/UBT, le syndicat du transport de la FGTB.

La grève a fait en sorte que beaucoup découvrent vos dures conditions de travail. C’est-à-dire ?

Kamal Afassi. Ce travail est effectivement très dur. Lors d’une opération, nous sommes trois pour charger/décharger 3 tonnes. Quand on a de la chance, on est à quatre. Les gens pensent que nous traitons seulement les bagages, mais nous nous occupons aussi des envois de caisses et de colis, de bol.com par exemple, et c’est surtout cela qui rend notre boulot physiquement très dur. Il y a beaucoup de colis d’une trentaine de kilos, mais aussi de lourdes caisses de 140 à 160 kg. Parfois, il y a même un cercueil, que nous déplaçons avec beaucoup de soin et de respect. Cela prend du temps. En général, nous avons 25 à 30 minutes pour faire le plein de carburant d’un avion, le décharger et à nouveau le charger. Ce n’est quasiment pas faisable. Il arrive aussi régulièrement que nous travaillions huit heures d’affilée sans même pouvoir rentrer dans le bâtiment pour manger ou boire quelque chose.

Jan Ceulemans. Les gens ne savent pas non plus que, dans la plupart des avions, l’espace pour entreposer les bagages n’a pas plus de 1,20 mètre de hauteur, ce qui veut dire que nous sommes tout le temps à genoux pour empiler les bagages. C’est cela et la pression du timing qui rend notre métier très dur.

Kamal Afassi. Nous travaillons aussi à l’extérieur, par tous les temps, été comme hiver. Cela alourdit encore la charge physique et mentale. Et il y a surtout toujours beaucoup de stress, on  n’a que très peu de temps et peu de personnel pour décharger et charger un avion, et si celui-ci ne redécolle pas à temps, on se fait méchamment taper sur les doigts.

Des caisses de 150 kg ? Comment faites-vous ?

Kamal Afassi. C’est très dur parce que nous ne sommes parfois que trois ou quatre, en fonction de l’horaire et du nombre de travailleurs disponibles dans le équipe. Parfois, on est tout seul sur le tarmac, et ce n’est tout simplement pas faisable.

Vous travaillez aussi de manière très flexible, paraît-il. Comment cela fonctionne-t-il ?

Jan Ceulemans. Nous -travaillons en équipes qui commencent à 4 heures, à 4h30, à 5 heures, etc. Dans le pire des cas, on a sur un mois 9 ou 10 équipe tôt le matin avec des heures différentes pour commencer le travail. Pour le corps, c’est très dur à encaisser. Et ce n’est que le 20 de chaque mois qu’on reçoit l’horaire du mois suivant.

Kamal Afassi. Chez nous, prendre congé est également une source de stress. Il faut beaucoup discuter pour obtenir quelques jours de congé et encore plus pour pouvoir récupérer les heures supplémentaires. Et souvent, on ne peut pas prendre nos jours de récup au moment qui nous arrange. Ou on nous dit : le mois prochain. Et puis de nouveau : le mois prochain. Et puis, ce n’est une nouvelle fois pas possible parce qu’il y a comme toujours trop de travail et trop peu de personnel. À la longue, on ne peut même plus planifier des vacances.

Avez-vous vu vos conditions de travail changer au fil du temps ?

Kamal Afassi. Il y a dix ans, nous travaillions avec deux équipes de 4 pour charger et décharger 5 tonnes de marchandises. Aujourd’hui, nous sommes 3 travailleurs pour 3 tonnes. C’est très lourd. C’est pourquoi de plus en plus de travailleurs d’Aviapartner tombent malades. Et quand ils reviennent, ils sont à nouveau face aux mêmes problèmes. On a alors le choix : soit on cherche du boulot ailleurs, soit on passe à l’action via le syndicat.

Jan Ceulemans. Le plus gros problème est que nous sommes toujours moins nombreux. Dans le temps, quand, dans une équipe de huit, une personne tombait malade, on était encore sept pour faire le boulot et cela restait faisable. Maintenant, nous n’avons plus cette marge. Et nous travaillons avec du vieux matériel, toujours le même qu’il y a dix ans.

Kamal Afassi. Aujourd’hui, la direction ne tient plus du tout compte des travailleurs et de leur santé. Dans le temps, l’entreprise était un peu plus humaine, on pouvait encore parler de temps en temps avec le management. Mais actuellement, il n’y a plus le moindre chef pour venir parfois nous demander comment on va.

La grève a débuté le 25 octobre. Comment s’est-elle déclenchée ?

Jan Ceulemans. Ce jour-là, nous avions un conseil d’entreprise et là, il a été dit à Kamal qu’il y avait de l’agitation parmi le personnel du handling. Nous avons alors interrompu ce conseil d’entreprise et Kamal et un autre sont allés parler avec les bagagistes. Il y avait des problèmes de pression de travail qui s’étaient accumulés depuis 2012. Et en plus, à ce moment-là, il y avait aussi la question de la prime que la direction avait promise, parce que pendant tout l’été nous avions déjà travaillé sous une pression énorme. Cette prime devait être payée la première semaine d’octobre, mais cela n’a pas été le cas. Ensuite, on nous a certifié qu’elle serait versée la deuxième semaine d’octobre. Nous avons transmis l’information au personnel mais, à nouveau, la promesse n’a pas été respectée. Cela a mis les travailleurs très en colère. Cela a été la goutte de trop, mais il s’agissait en fait de bien plus que de cette prime.

Il y a apparemment eu très vite une grande unité entre tous les travailleurs.

Kamal Afassi. Nous avons aussi beaucoup travaillé à conserver l’unité. La grève a commencé côté département passagers, mais le cargo a directement suivi. Il y a eu aussi de la solidarité entre les ouvriers et les employés, car au bout du compte nous avons les mêmes problèmes. Nous négocions toujours ensemble, ouvriers et employés. Cela s’est avéré crucial parce que le patron voulait négocier séparément avec chaque groupe pour nous diviser. C’était notre force. Et tout s’est déroulé en front commun syndical, avec les trois syndicats.

Jan Ceulemans. À l’aéroport, nous avons poursuivi l’action pendant six jours, sans devoir installer de piquet ! Cela en dit beaucoup sur la profondeur du ras-le-bol. Il fallait absolument de vraies solutions. En tant que syndicaliste, en 35 ans de carrière, c’est la première fois que je vois ça, c’est dire.

Combien d’heures avez-vous « travaillé » pendant cette semaine de grève ?

Jan Ceulemans. J’ai été présent 76 heures. Nous étions constamment sur place. Il y a eu beaucoup de négociations, de concertation, mais nous informions tout le monde tous les jours.

Il y a eu pas mal de critiques sur le fait que vous faisiez grève juste avant le congé de Toussaint. Que dites-vous aux passagers ?

Kamal Afassi. Que ce timing était l’entière responsabilité de la direction ! C’est elle qui a choisi le moment, qui a sans cesse reporté le paiement de la prime des travailleurs. Elle a laissé pourrir la situation et n’a jamais respecté les engagements pris après la grève en janvier. Elle doit prendre ses responsabilités, c’est elle qui prend les passagers en otage, pas nous.

Il y a toutefois eu aussi pas mal de sympathie pour votre grève, des passagers sont même venus vous témoigner leur soutien.

Kamal Afassi. Nous avons nous-mêmes œuvré à cela. Certains collègues sont allés dans le hall des départs expliquer aux passagers pourquoi nous faisions grève. Parce que, bien sûr, nous comprenons très bien que des gens qui partent en vacances puissent être fâchés, mais si les grévistes viennent leur expliquer qu’il en va aussi de leur sécurité et bien-être, cela peut faire une grande différence. Les passagers préfèrent aussi que ce soit des gens en bonne santé qui s’occupent de l’avion qu’ils vont prendre, tout simplement pour leur propre sécurité.

Après la grève, Laurent Levaux, le président d’Aviapartner, a déclaré que les grèves spontanées à l’aéroport devraient être interdites à l’aéroport.

Jan Ceulemans. L’aéroport serait donc un lieu où les travailleurs ne peuvent pas défendre leurs droits ? Le patronat veut attaquer le droit de grève pour saper la force de frappe des travailleurs. Sans le droit de grève, nous n’aurions jamais pu aboutir à cet accord.

Kamal Afassi. Il n’y a ni confiance ni respect de la part du management. Tout ne tourne qu’autour du profit.

Il a une nouvelle fois été question d’imposer un service minimum. Que répondez-vous à cela ?

Jan Ceulemans. Avec l’effectif minimum que nous avons actuellement, nous ne pouvons de toute façon déjà fournir qu’un service minimum. On ne veut pas de cette absurdité de service minimum. Nous, on veut un service maximum : des travailleurs qui puissent rester en bonne santé, du temps pour faire correctement le travail, et en toute sécurité pour les passagers.

Aux Pays-Bas et en Allemagne, il est bien plus difficile de faire grève. Là, une grève doit être notifiée très longtemps à l’avance.

Jan Ceulemans. Chez nous aussi. En janvier dernier, il y avait déjà eu une grève à la suite de laquelle un processus de conciliation a été lancé. Mais nos secrétaires syndicaux ont eu l’intelligence de ne pas retirer le préavis de grève. Il y a eu six tentatives de conciliation, lors desquelles l’employeur n’a rien fait. Rien. Il n’a répondu à aucune de nos demandes. Que la direction, après six tentatives, ose encore parler de grève sauvage est scandaleux. Et tant que le patronat sera soutenu par ce gouvernement de droite, cette absurdité va continuer.

Le directeur de TUI a demandé au personnel de cabine et aux employés au sol d’aider à charger et décharger leurs avions.

Jan Ceulemans. C’était très calculé et sournois de la part de TUI. Même le management est venu aider à charger et décharger. Surtout pour le show. Et pour essayer de casser notre grève.

Kamal Afassi. À un certain moment un employé de TUI est simplement allé chercher le matériel d’Aviapartner.

Jan Ceulemans. Durant une grève, plusieurs règles de sécurité sur le tarmac sont alors enfreintes. Ils estiment la sécurité superflue.

Chez vous, il y a plus de1 200 travailleurs de plusieurs nationalités – Belges, Turcs, Marocains, Néerlandais, Pakistanais, Palestiniens...  N’est-ce pas difficile d’arriver à créer une solidarité ?

Kamal Afassi. Travailler à cette solidarité est en effet très important. C’est ce que nous faisons en permanence, que ce soit pendant ou après une grève. La direction a tout essayé pour nous diviser et nous intimider. Y compris nous menacer par un huissier de justice, ou déclarer que l’entreprise allait faire faillite.

Jan Ceulemans. Parfois, on est stupéfait des déclarations des managers. Par exemple, quand, lors de la période très chargée de l’été dernier, nous nous sommes plaints des sous-effectifs, le manager nous a répondu que c’était toujours le cas pendant l’été et il a en plus ajouté trois causes : le ramadan, les festivals d’été – il a parlé de « festivalite » – et la Coupe du monde de foot. Alors que nous travaillons toute l’année en sous-effectifs. Nous lui avons conseillé d’examiner pourquoi, dans certains départements, le taux d’absence pour maladie était de 10 à 15 % – à cause de la pression de travail évidemment. Mais non, il a tenté de rejeter la faute du manque d’effectifs sur les gens qui font le ramadan ou qui vont à des festivals !

Kamal Afassi. Je répète que tous ces travailleurs ont fait grève à l’aéroport pendant six jours sans qu’il faille installer un seul piquet, et malgré la pression venue de tous les côtés. C’est quand même révélateur de la solidarité quand il faut vraiment se battre, non ?

Après cinq jours de grève, les travailleurs d’Aviapartner, la société de traitement des bagages à l’aéroport national de Zaventem, ont réussi à obtenir un accord qui répond en grande partie à leurs revendications les plus importantes : davantage de personnel pour faire face à la pression de travail, un paiement correct de leur prime et une amélioration du matériel. L’accord stipule expressément le renforcement de tous les services, l’engagement de 45 personnes supplémentaires, un contrat fixe pour 20 intérimaires, le paiement d’un bonus de 250 euros bruts à tous les travailleurs et l’engagement de la direction d’investir 3,2 millions d’euros dans du nouveau matériel.

Article publié dans le magazine Solidaire de janvier - février 2019. Abonnement.