La recette qui fait mousser la Jupiler

Les familles les plus riches de Belgique contrôlent la multinationale AB Inbev, premier producteur mondial de bière (des dizaines de marques dont Jupiler et Stella). Parmi leurs secrets pour brasser des milliards, il y a notamment une proximité avec le monde politique et, inversement, un éloignement des contributions au fisc…

Les uns sont flamands, les autres wallons, mais ils partagent une même soif, celle du profit. Et durant des années, ils feront croire qu’ils sont concurrents. Officiellement, du côté de Louvain, les familles de Spoelberch et de Mevius contrôlent la brasserie Artois, qui produit la Stella. Tandis que du côté de Jupille (Liège), la famille Van Damme est aux commandes de la brasserie Piedboeuf, qui fait couler la Jupiler.

En réalité, dès 1971, les actionnaires des deux sociétés concluent une alliance secrète et opèrent une participation croisée de leurs capitaux. Un accord plutôt douteux puisqu’il permet de fausser la concurrence. C’est ce que rappellent les auteurs d’un livre sorti récemment sur l’histoire d’AB Inbev, Becoming the World’s Biggest Brewer.

Ce cartel secret est toutefois connu… du ministre socialiste de l’Économie (et bientôt Premier ministre) Edmond Leburton. Car le deal prévoit également la reprise de la brasserie de Ghlin, en faillite, à des conditions très intéressantes. À cette occasion, Artois et Piedbœuf obtiennent du gouvernement plusieurs avantages fiscaux, une augmentation du prix officiel de la bière, ainsi qu’une réduction des taxes communales au bénéfice des implantations de Ghlin et de Piedbœuf. La facture pour les contribuables (vous savez, ces travailleurs qui payent des impôts) sera salée. Merci Edmond…

L’alliance secrète sera finalement dévoilée en 1986 à la suite… d’une perquisition dans une affaire de fraude fiscale chez Artois. Comme quoi, bénéficier de privilèges fiscaux n’empêche pas de frauder d’autre part. Les deux brasseurs se marient alors officiellement et constituent le groupe Interbrew. Plus tard, en 2004, celui-ci fusionnera avec le Brésilien AmBev pour former Inbev qui, après avoir mis le grappin sur l’Américain Anheuser-Busch en 2008, sera rebaptisé AB Inbev, premier brasseur mondial.

Les brasseurs engagent des politiques

La fortune des actionnaires historiques va suivre cette évolution fulgurante : les familles Van Damme, de Spoelberch et de Mevius monopolisent aujourd’hui les trois marches du podium des plus grands patrimoines belges, avec une richesse cumulée de 34 milliards d’euros¹. Largement de quoi s’offrir les services de responsables politiques. Et pour ce faire, bien mieux que l’enveloppe sous la table, il y a la corruption légale : l’embauche d’un politique au conseil d’administration de la société. L’administrateur est payé ouvertement et son job est officiellement de veiller aux intérêts de l’entreprise.

C’est d’abord Paul De Keersmaeker (CD&V), indéboulonnable secrétaire d’État aux Affaires européennes et à l’Agriculture des gouvernements Martens V, VI, VII, VIII et IX dans les années ‘80, qui entre au conseil d’administration d’Interbrew en 1992, pour en assurer la présidence de 1994 à 2001. Pour le remplacer au conseil, le groupe brassicole va monter d’un cran en embauchant carrément l’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CD&V), qui y reste jusqu’en 2011 (omettant au passage de mentionner dans sa déclaration d’intérêts d’eurodéputé un bonus de 77 000 options sur des actions AB Inbev, qui lui rapporteront finalement 5,3 millions d’euros).

Produire plus de bières, mais payer moins d’impôts

La multinationale a beau minimiser sa facture fiscale, elle en exige toujours plus. En 2004, elle va jusqu’à menacer de délocaliser son siège central hors de Belgique. Dehaene – dont on ne sait s’il s’exprime comme figure politique ou administrateur du groupe brassicole – dit comprendre les préoccupations de ce dernier. Le ministre (très) libéral des Finances, Didier Reynders, va encore plus loin dans la soumission : « J’offre une tournée à celui qui trouvera un pays où Interbrew paiera moins qu’ici². »

Effectivement, Interbrew/-Inbev/AB Inbev est un champion du genre. Dès 1986, la multinationale crée la filiale financière Cobrew pour profiter du régime fiscal des centres de coordination, son taux d’imposition tournant autour de 1 %. Vingt ans plus tard, quand cette spécificité belge disparaît enfin, Cobrew va bénéficier de son substitut reyndersien : les intérêts notionnels. Ampar, également une filiale du groupe, figure elle parmi la trentaine de sociétés ayant goûté une autre atrocité fiscale belge : les Excess Profit Rulings.

Mais AB Inbev ne rechigne pas à explorer d’autres cieux cléments. Ses comptes annuels mentionnent des dizaines de filiales dans des paradis fiscaux comme les Bahamas, Belize, les Bermudes, les îles Caïman, Hong Kong, les îles Vierges britanniques, Jersey, Luxembourg, Panama, République dominicaine, Singapour… Quant aux actionnaires familiaux, ils détiennent eux-mêmes la multinationale à travers une stichting (fondation) néerlandaise contrôlée depuis plusieurs holdings luxembourgeois.

À propos de Luxembourg, les Spoelberch sont impliqués dans le scandale des LuxLeaks à travers leur société Agemar. Avec l’aide de la société d’audit PwC, elle fait valider des montages fiscaux à travers trois rulings, ces accords très avantageux conclus avec le fisc, voire directement avec le gouvernement luxembourgeois.

On trouve aussi leur nom dans les SwissLeaks : le vicomte Nicolas de Spoelberch et son fils Alexis sont impliqués dans une structure offshore des Îles vierges britanniques, tandis que son autre fils, Grégoire de Spoelberch (qui siège au conseil d’administration d’AB Inbev), apparaît dans une société fondée à Tortola, également une île vierge britannique.

Et sans surprise, on les retrouve dans les Panama papers. Les gigantesques fuites du cabinet d’avocats panaméens Mossack Fonseca fournissent maints détails concernant les hommes de paille et sociétés écrans déployés pour le compte du vicomte -Rodolphe de Spoelberch, ainsi que pour celui des frères Alexis et Patrice Bailo de Spoelberch.

Bref, difficile de trouver un procédé détaxatoire ou un scandale fiscal dans lequel AB Inbev ou ses fortunés actionnaires familiaux ne seraient pas impliqués. Quand la fortune ou les bénéfices se comptent en milliards, se payer un Premier ministre, c’est bien moins cher que de payer des impôts…

1. Selon les estimations du journaliste Ludwig Verduyn, https://derijkstebelgen.be/de-lijst.• 2. Le Soir, 3 avril 2004.

Article publié dans le magazine Solidaire de mars - avril 2020. Abonnement.