Le travail de nuit, de l'exception à la norme ?

À l'exception de certaines dérogations, le travail de nuit (de 20h à 6h) est en principe interdit dans notre pays. Pourquoi ? Ce régime de travail a des effets pouvant être désastreux sur la santé physique, mentale et sociale des travailleurs. Mais, pour le ministre de l’Emploi Kris Peeters (CD&V), il s’agit d’une mesure vers le « travail faisable et maniable ».

Depuis 19 ans, Ruddy travaille de nuit chez DHL à l'aéroport de Zaventem. « Plus je vieillis, plus ça pèse sur moi. J'ai par exemple beaucoup de difficultés à dormir, je fais de l’apnée. J'ai déjà été à plusieurs reprises à la clinique du sommeil. Il m'arrive aussi souvent d'être fatigué en journée, même quand j'ai assez dormi. (…) Je ne conseillerais à personne de travailler la nuit. Mon père, qui était pâtissier, me mettait déjà en garde! »¹

Les témoignages comme celui de Ruddy risquent de se multiplier. En effet, début janvier, le ministre de l'Emploi Kris Peeters a ajouté la possibilité de travail de nuit dans l’e-commerce (ou commerce en ligne) à la nouvelle version de sa fameuse « Loi concernant le travail faisable et maniable », plus connue sous le nom de Loi Peeters.

Proposition de loi pour nuire à la santé

Une proposition de loi à l'initiative de parlementaires libéraux, dont Patricia Ceysens, qui, en même temps d’être députée, est présidente de la fédération patronale BeCommerce

Actuellement, seuls certains secteurs (horeca, soins de santé...) et travaux exceptionnels qui ne peuvent être interrompus, sont concernés par le travail de nuit. Ces quelques rares dérogations sont soumises à des règles et conditions strictes fixées par la loi² et par arrêté royal³. Le fait que ce type de travail est exceptionnel est motivé par les avis médicaux unanimes. La privation chronique du sommeil réparateur est à l'origine de problèmes de santé qui peuvent être très graves tant sur le plan physique (fatigue chronique, troubles gastro-intestinaux, tension élevée, surpoids, etc.) que mental (stress, dépression, irritabilité etc.). Sur le long terme, les conséquences indirectes du travail de nuit peuvent même être mortelles, comme le montrent de nombreuses études sur le risque accru de cancer (particulièrement du sein chez la femme)⁴ et de maladies cardiovasculaires chez les travailleurs en shifts coupés et de nuit. Les conséquences dangereuses sur la santé, ainsi que les difficultés générées par une vie professionnelle qui laisse peu de temps à la vie privée, contribuent également à l'isolement social de cette catégorie de travailleurs.

Jusqu'il y a peu, les travailleurs de l'e-commerce en Belgique devaient arrêter le travail à maximum 20h. Mais, poussé par les organisations patronales du commerce, le gouvernement accorde en mars 2016 une dérogation⁵ au travail de nuit pour les activités liées à l'e-commerce. Quelques mois plus tôt, l'Open VLD déposait une proposition de loi à l'initiative de trois parlementaires, dont l'une n'est autre que Patricia Ceysens, qui, en même temps d’être députée, est présidente de BeCommerce, la Fédération des entreprises actives dans le commerce en ligne.

C'est notamment sur base de cette proposition de loi que Kris Peeters vient de finaliser son projet de loi « concernant le travail faisable et maniable ». La légalisation du travail de nuit dans l'e-commerce fait partie du paquet de mesures qui visent à augmenter la flexibilité des travailleurs belges. Notre ministre de l'Emploi a une notion pour le moins surprenante du travail « fasaible », si on tient compte des avis des experts et pas uniquement des organisations patronales.

Le pire patron du monde

Le travail de nuit dans l’e-commerce pourrait être la première étape permettant ensuite au gouvernement de généraliser son modèle d'ultraflexibilité nuisibles pour les travailleurs et leur famille… mais tout bénef pour les grands patrons du secteur

On peut par ailleurs se demander à qui profiterait réellement la généralisation du travail de nuit dans l’e-commerce. Cette réforme est-elle pensée pour des patrons comme Jeff Bezos ? Fondateur et PDG du géant de l'e-commerce Amazon, 5e fortune mondiale, il a récemment été élu « pire patron du monde » par la Confédération syndicale internationale (CSI)⁶. En 2015, le New York Times publiait les résultats d'une enquête⁷ basée sur une centaine d'entretiens, dévoilant des pratiques choquantes (horaires à rallonge, burn-out, harcèlements, etc.) d'Amazon. Voilà le genre de personnes qui pourrait augmenter sa marge de bénéfices en dérégularisant le travail des employés de son secteur.

Car, en tout cas, le travail de nuit n’est pas une exigence issue des consommateurs. En effet, une enquête du SPF Économie, reprise par l'organisation patronale du commerce Comeos elle-même, montre que les freins principaux⁸ des Belges à acheter en ligne ne sont en rien liés à un manque de flexibilité.

En revanche, que l'on soit d'un coté ou de l'autre de l'écran, en tant que travailleurs, ce genre de mesures nous menace tous. Le travail de nuit dans l’e-commerce pourrait en effet bien être la première étape permettant ensuite au gouvernement de généraliser son modèle fait d’horaires de travail plus flexibles, des magasins ouverts jusqu'aux petites heures, et ce chaque jour de la semaine même le dimanche, etc. Toutes des mesures qui ont un coût lourd pour les travailleurs et leur famille… et un bénéfice équivalent pour les grands patrons du secteur.

Et ce, alors que les expériences récentes dans le secteur du commerce, comme l'ouverture des commerces le dimanche et l’inauguration du centre commercial « Dockxs Bruxsel » dans la capitale montrent des résultats plus que mitigés.

À l’inverse, à l’heure où la productivité n’a jamais été aussi importante et où les nouvelles technologies offrent des possibilités inédites, n’est-il pas temps de réfléchir à alléger le travail et à mieux le répartir plutôt qu’à instaurer des rythmes nocifs pour la santé ?

Article publié dans le mensuel Solidaire de mars 2017. Abonnement.