Leïla Belkhir : « Les hospitalisations augmentent alors que les hôpitaux sont déjà pleins »

La pandémie de coronavirus regagne du terrain. Aujourd’hui, on soigne mieux la maladie : on la connaît mieux et des mesures ont été prises. Il y a donc moins de décès. Mais le virus n’a pas disparu pour autant.

Leïla Belkhir est un visage connu. Infectiologue aux cliniques universitaires de Saint-Luc (UCL) à Bruxelles, elle est régulièrement invitée sur les plateaux de télévision. Experte, elle sait aussi se montrer pédagogue. Pour Solidaire, elle évoque les enjeux actuels de la pandémie de coronavirus.

«  Aujourd'hui, en Belgique, on constate une augmentation des cas positifs, explique-t-elle. Mais il y a ‘de tout’ dans ces cas : des gens qui reviennent de voyage, des gens qui sont testés mais qui n'ont pas forcément (ou peu) de symptômes, et des personnes réellement malades. En mars-avril, on ne testait que les gens très malades (ceux qui devaient être hospitalisés). Aujourd'hui, on teste beaucoup plus. C’est donc logique d’en dépister plus. »

Elle tire malgré tout la sonnette d’alarme. Elle constate, « comme en juillet-août (mais avec une plus grande ampleur), une augmentation des hospitalisations. Cette augmentation, elle est réelle et préoccupante. »

Quelle différence avec la première phase qu'on a connue en mars-avril ?

Leïla Belkhir. La première phase de l'épidémie, en mars-avril, était quelque chose de tout à fait exceptionnel. Aujourd’hui, l’enjeu est différent. L'augmentation des hospitalisations survient dans un contexte où les hôpitaux sont remplis. En mars-avril, on a vidé les hôpitaux pour pouvoir accueillir les patients covid. Ici, nos hôpitaux sont déjà occupés par d'autres patients qui, par exemple, avaient dû postposer des interventions chirurgicales en avril-mai. Tout ça met sous pression un système hospitalier déjà tendu. De plus, il y a un manque chronique et structurel de personnel et une fatigue accumulée depuis cette crise.

Par ailleurs, un patient covid est un patient qui reste longtemps, et qui mobilise plus de ressources. Quand mon unité est devenue complètement covid, on a doublé notre personnel infirmier. Comme ça, on a une infirmière qui rentre dans la chambre pendant qu'une autre note les paramètres en dehors, prépare les médicaments, etc. C’est compliqué : il y a tout un équipement… Donc, l'enjeu actuel, c'est vraiment l'équilibre et la saturation des hôpitaux.

Beaucoup de discours sceptiques circulent sur les réseaux sociaux. Certains disent que l'épidémie est terminée, que le virus n'existe pas (voire n'a jamais existé), que c'est un complot... Que répondez-vous à ces personnes ?

Leïla Belkhir. Je pense qu'il y a eu trop d'informations (pas toujours correctes, pas toujours bien expliquées) en continu depuis le mois de mars. Récemment, on s'est focalisé sur le nombre de cas, sans expliquer ce que représentaient réellement ces cas (asymptomatiques, contacts, symptomatiques, etc.). Ça a engendré une certaine lassitude chez les gens, et des discours tels que : « Eh bien voilà, les chiffres ne veulent rien dire. » Ajoutez à ça certaines personnes qui étaient déjà anti-vaccins ou anti-sciences (il y en a toujours eu), devenus des anti-covid… C'est vrai que c'est parfois un peu affolant de voir ce qui circule sur les réseaux sociaux. Ceux qui nient l’existence-même du covid font preuve d’un manque de respect pour les personnes décédées de cette maladie, leurs familles, pour tous ces malades qui sont actuellement hospitalisés, ou qui sont toujours en revalidation.

Quant à ceux qui disent qu'il n'y a plus de patients hospitalisés, c’est juste incompréhensible. Les faits sont là. Moi, des patients covid, j’en vois tous les jours. Les malades qui sont actuellement dans les hôpitaux, ce sont des personnes réelles. Les soignants qui sont fatigués et qui soignent ces malades, ce sont aussi des soignants réels. Certes, il y a moins de morts, et on ne peut que s’en réjouir. C’est lié à une meilleure prise en charge de la maladie. Mais certains pensent que parce qu'il y a moins de décès, cette maladie n'est plus grave ou n’est plus à prendre en considération. Or, la gravité d’une maladie ne se juge pas uniquement à son taux de mortalité. Prenons l'exemple du cancer du sein. Vous n'allez pas dire à une femme qui apprend qu'elle a un cancer du sein : « Ce n'est pas grave parce que, maintenant, on soigne mieux. » Ça ne viendrait à l'idée de personne de dire ça.

Ce rejet des informations officielles par une partie de la population est-il lié à la manière dont les autorités ont communiqué sur la crise ?

Leïla Belkhir. Ça a dû jouer, probablement. Le fait de diffuser, depuis des mois, tous les jours, sans exception, le nombre de décès, de cas positifs, d'hospitalisations, même dans les moments où ça allait mieux, même dans les moments où il y avait moins de cas, a engendré une lassitude. Ça a contribué à ce que les gens se disent : « Ces chiffres-là, c'est rien. Pourquoi est-ce qu'on nous en parle encore? » Il y a peut-être eu trop d'informations et pas assez d'explications.

Je rappelle que l'enjeu, à l'heure actuelle, c'est vraiment le fait que l'augmentation des hospitalisations arrive dans un contexte où les hôpitaux sont déjà pleins avec tous les autres patients. On se souvient tous des images de ces soignants qui ont tourné le dos à Sophie Wilmès. C'était pour montrer un certain ras-le-bol, un sous effectif majeur. Malgré ça, on n'a pas tout d'un coup engagé plein d'infirmières et d'aides-soignantes… L’équilibre reste donc très fragile.

Au mois de juin, grâce à la mobilisation des travailleuses et travailleurs du secteur, et des syndicats, un « Fonds blouses blanches » de 400 millions d’euros a été débloqué pour ça, justement...

Leïla Belkhir. C'est vrai, mais il faut trouver les gens ! Aujourd'hui, beaucoup de gens sont en burnout, en certificat... Des études psychologiques ont montré qu'il y a énormément de soignants qui ne vont pas bien. Le manque de personnel est toujours présent. Nous, par exemple, à Saint-Luc, on est en sous-effectif : il nous manque des infirmiers et des infirmières. Si vous rajoutez une pression supplémentaire avec une prise en charge de patients très lourde, vous allez forcément déstabiliser le reste. Il y a donc un risque de devoir à nouveau annuler des interventions et des hospitalisations (d’autres patients, NdlR) pour qu'il y ait du personnel infirmier disponible (pour soigner les patients atteints du coronavirus, NdlR)

À la fin de l'été, vous avez dénoncé la mauvaise gestion de la crise par le gouvernement. Aujourd'hui, votre constat reste le même ?

Leïla Belkhir. J'ai été sollicitée pour faire un rapport destiné à la commission spéciale qui a pour but de relever tous les dysfonctionnements pendant la première phase de l'épidémie. Le but est de proposer des solutions et d'améliorer les procédés dans le cadre d'une prochaine épidémie. En partant de ma propre expérience, en tant qu'infectiologue qui a pris en charge des patients sur le territoire bruxellois, et du vécu de mes collègues, j'ai essayé de reprendre, point par point, ce qui n'avait pas fonctionné correctement.

Entre-temps, certaines choses se sont améliorées. Par exemple, la communication aux médecins, mais aussi de façon générale (même si elle peut encore être meilleure). Avant, lorsqu'il y avait une nouvelle recommandation de Sciensano (l’Institut belge de santé qui recueille et analyse les données relative au coronavirus, NdlR), on le découvrait un peu par hasard, ce qui n’est plus le cas maintenant. Le testing aussi s'est amélioré, même si ce n'est pas encore parfait. Donc, il y a eu des améliorations. Mais la route est longue et le travail de la commission ne fait que commencer.

Aujourd'hui, si vous aviez une demande à formuler au gouvernement, qu'est ce que ce serait ?

Leïla Belkhir. Nous avons besoin d'une ligne conductrice, que nous n'avons pas à l'heure actuelle. C'est ce que l'on demande depuis le début. Ce serait aussi bénéfique pour la première ligne. Certains médecins traitants sont complètement débordés… et l'hiver commence. Il y a beaucoup de syndromes grippaux qui arrivent. Comme il faut se prononcer sur les diagnostics covid, les médecins se retrouvent noyés avec des demandes de test, des certificats de quarantaine et d'isolement à faire. De plus, il faut renforcer les équipes soignantes, et pas uniquement durant cette crise. Même si l’on est conscient qu’il ne sera pas facile de trouver rapidement du personnel disponible...

On observe, dans les médias, des tensions entre le politique et les scientifiques. Certains experts ont même fait une « grève du silence » pour dénoncer que les élus se réfugient trop derrière eux afin de ne pas avoir à assumer leurs décisions. Ces mésententes ont-elles un impact sur la gestion de la crise ?

Leïla Belkhir. Probablement qu'au final, les choix politiques n'étaient pas ceux que certains experts attendaient. Mais chacun son rôle. Un scientifique n'est pas un politique. Les scientifiques, à leur niveau, peuvent donner des conseils, des analyses, leur vision de la situation, au niveau de la santé. Mais, après, il y a de nombreux autres facteurs. Il y a différents secteurs, des gens qui doivent travailler, et c'est au politique de faire le choix. Les responsabilités de chacun ne sont pas les mêmes, chacun son rôle.

Si, à un moment, un politique prend une décision qui va à l'encontre de ce qu'avait préconisé un scientifique, il doit le dire et le justifier. Oser dire : « Effectivement, les scientifiques nous ont proposé telle ou telle chose, mais au vu de tel ou tel facteur, nous avons pris la décision de... » Il faut pouvoir expliquer. Et je pense que, depuis le début, c'est ce qui a manqué. Beaucoup de choses passeraient mieux s'il y avait une explication associée.

Aujourd'hui, on teste beaucoup plus, mais les résultats tardent à arriver, parfois plusieurs jours. C'est un gros problème ? Comment le résoudre ?

Leïla Belkhir. Ça varie très fort d'un centre de testing à l'autre. Ici, à Saint-Luc, comme dans d’autres laboratoires, on a les résultats en 24 heures. Mais dans d’autres centres, cela peut mettre 48 voire 72 heures. Il y a beaucoup de facteurs qui jouent : le personnel à disposition, la transmission du résultat au médecin traitant, les différents encodages, etc. Tous les laboratoires font un travail exceptionnel depuis le mois de mars. Ils subissent une énorme pression. Mais d’après ce que j'entends, ils manquent aussi de personnel. Dans l'idéal, il faudrait avoir les résultats dans les 24 heures pour pouvoir prendre les mesures qui s'imposent : isolement, suivi de contact, etc. Avoir un résultat une semaine plus tard, ça n'a plus beaucoup d'intérêt.

Certains foyers ont été identifiés dans des entreprises. Comment gérer ça sur le lieu de travail ?

Leïla Belkhir. Je peux donner l’exemple de notre hôpital : quand des membres du personnel sont testés positifs, ils sont recontactés par notre hygiéniste. Donc, on arrive assez vite à identifier les services ou secteurs dans lesquels il y a un problème. Je pense que, dans les entreprises, avec la collaboration de la médecine du travail, il doit y avoir moyen, s'il y a plusieurs cas positifs, de se dire qu'il y a un souci.

Comment voyez-vous l’avenir dans les prochaines semaines ?

Leïla Belkhir. Ce qui est en train de se passer maintenant, cette augmentation (en particulier des hospitalisations), elle ne se stabilisera et ne diminuera que si tous les citoyens font un effort collectif. Pour rappel : ce virus se transmet par contact rapproché. Donc, même si c’est difficile (et ça l’est pour tout le monde), il faut encore faire des efforts dans les semaines à venir. Ça ne veut pas dire qu'il faut arrêter de vivre. Mais il faut faire attention et limiter les situations à risque qui pourraient faciliter la transmission du virus.

Je rappelle que l'enjeu, aujourd'hui, c'est d'arriver à un équilibre dans les hôpitaux, qui permette de soigner tout le monde : patients covid et non covid. Il y a moins de malades, tant mieux, mais il ne faut pas qu'il y en ait plus, parce que ça risque de déstabiliser tout notre système hospitalier.