Matthew Robson : « En tant que ministre du Désarmement, j’étais une curiosité »

Il y a vingt ans, Matthew Robson était membre du gouvernement progressiste de Nouvelle-Zélande. Il était alors le seul ministre du Désarmement au monde. Aujourd’hui, il est préoccupé par les menaces croissantes de guerre, mais plein d’espoir pour le mouvement pour la paix.

Vous étiez ministre du Désarmement. Nous ne savions même pas que cela existait...

Matthew Robson. La NouvelleZélande a été une alliée très fidèle de l’Occident en tant que membre de l’Empire britannique, et nous avonsparticipéàtoutes lesguerres. Des Néo-Zélandais reposent sous le sol de pays du monde entier. En Belgique par exemple, des milliers de Néo-Zélandais reposent dans des cimetières militaires de la Première Guerre mondiale.

Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis se sont imposés en nouvelle force hégémonique, et la Nouvelle-Zélande a rejoint la guerre froide à leur côté. Dans le même temps, un mouvement anti-nucléaire fort a vu le jour dans notre pays. Celui-ci fut encouragé par le mouvement anticolonial contre la France, qui menait des essais nucléaires répétés dans le Pacifique, altérant ainsi gravement la santé de la population locale. Mais la France n’est pas la seule à avoir réalisé des essais nucléaires. Il y a également les États-Unis, qui ont ravagé de nombreuses îles. Les Britanniques ont également réalisé des essais nucléaires dans le Pacifique. L’Europe et l’Amérique du Nord y ont déversé leurs déchets radioactifs.

En 1985, la France a fait exploser le Rainbow Warrior, le navire de Greenpeace, à Auckland, en Nouvelle-Zélande (voir photo). Le mouvement anti-nucléaire était alors déjà très fort et a poussé le gouvernement à interdire les armes nucléaires. En 1987, la Nouvelle-Zélande a introduit une loi bannissant toute arme nucléaire et toute arme de destruction massive de l’île. Elles ne pouvaient plus entrer sur le sol néo-zélandais par voie maritime ou aérienne, et nous ne pouvions plus conclure aucune alliance militaire utilisant des armes nucléaires.

Comment a réagi la population ?

Matthew Robson. Cette loi fut très populaire en Nouvelle-Zélande. Les partis politiques n’ont eu d’autre choix que de la soutenir. Je dirais que 90 % de la population la soutenait. Elle a également mené à la création du poste de ministre du Désarmement et de la maîtrise des armements, un poste ministériel spécifique chargé de veiller à la mise en œuvre de la législation et de promouvoir l’abolition des armes nucléaires dans le monde. À l’époque, la réaction des ÉtatsUnis fut terrible. Ils avaient envoyé George Shultz, le secrétaire d’État (ministre des Affaires étrangères, NdlR) en Nouvelle-Zélande. C’était le cliché américain. Il était grand avec un gros ventre et il parlait très fort. Il avait alors prononcé cette phrase : « Si vous continuez avec cette politique ridicule, c’est une maladie qui va se répandre dans le monde entier ». Mais cela a eu l’effet inverse. Les Néo-Zélandais n’ont pas aimé être brutalisés et menacés. 

Ils se sont donc dit : « Nous avons le droit d’avoir notre propre législation sur la dénucléarisation. Et si le prix à payer est que nous ne soyons plus un « allié » des États-Unis, alors qu’il en soit ainsi. Nous ne voulons plus d’armes nucléaires. » Nous avons alors été évincés du traité ANZUS, un pacte militaire de défense entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis.

Mais aucun d’entre nous, moi y compris, n’avait mesuré l’étendue mondiale du réseau de renseignements des États-Unis et les différentes façons dont nous y étions mêlés. Ce que nous ne savions pas, c’est que l’armée, les diplomates, le ministère des Affaires étrangères néo-zélandais, tous étaient toujours en contact avec leurs homologues US, qui disaient dans notre dos : « Votre gouvernement est fou. »

Quel était votre rôle en tant que ministre du Désarmement ?

Matthew Robson. Mes prédécesseurs et moi, nous avions pour mandat de nous rendre à des conférences internationales et de présenter notre politique. Nous étions un peu une curiosité à l’époque, car il n’existait aucun autre ministre du Désarmement et de la maîtrise des armements. À chaque conférence où je suis allé, j’ai toujours dit la vérité : « Nous sommes dénucléarisés. Je veux un monde sans nucléaire. Nous pensons que vous êtes des hypocrites. Vous avez signé le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, dont l’article 6 énonce que les cinq puissances nucléaires procéderont à un désarmement nucléaire progressif en toute bonne foi. En fait, vous avez fait le contraire. »

J’ai accusé les États-Unis parce qu’ils ne cessaient d’augmenter leurs dépenses. Et j’ai eu bien des débats avec les représentants de l’Otan qui nous accusaient de saper l’organisation. Ce à quoi je répondais : « On aimerait bien... »

L’Otan a son siège à Bruxelles, et elle est censée unir les pays de part et d’autre de l’océan Atlantique. La Nouvelle-Zélande est située dans l’océan Pacifique. Elle n’est pas membre de l’Otan.

Matthew Robson. Non, nous ne le sommes pas. Nous sommes un partenaire de coopération. Et nous faisons partie d’une alliance appelée les Five Eyes. Le journaliste d’investigation – aujourd’hui emprisonné – Julian Assange, par le biais de WikiLeaks, a exposé l’étendue de leurs activités. C’est une alliance de cinq pays anglophones : le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le RoyaumeUni et les États-Unis.

Les Five Eyes ont désormais la capacité, comme l’a souligné Edward Snowden, un autre lanceur d’alertes, de surveiller chaque appel téléphonique passé, chaque e-mail envoyé. Ils ont divisé le monde en zones qu’ils se sont réparties. La Nouvelle-Zélande a donc la capacité de collecter et d’espionner tous les pays du Pacifique Sud jusqu’à Singapour.

La période dont vous parlez est celle où vous étiez au gouvernement. C’était il y a 20 ans. Comment se fait-il que la Nouvelle-Zélande soit maintenant une proche alliée de l’Otan ? 

Matthew Robson. Je pense que la guerre en Afghanistan a été un tremplin. Petit à petit, nous avons signé des accords avec l’Otan. Depuis 2012, nous sommes un partenaire de coopération non membre. Nous sommes invités à toutes les réunions de l’Otan.

Jacinda Ardern, qui a récemment démissionné de son poste de Première ministre, a une image progressiste et pacifiste. Mais l’année dernière, elle s’est rendue au sommet de l’Otan à Madrid et nous aengagés à travailler avec l’Otan en tant que soi-disant défenseur de la démocratie et de ses valeurs dans le monde. Alors que depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont envahi une cinquantaine de pays, renversant toutes sortes de gouvernements...

Votre pays a choisi une approche « à 360 degrés ». Qu’est-ce que c’est ?

Matthew Robson. Les États-Unis ont déplacé 60 % de leurs ressources militaires en Asie et dans le Pacifique. Ils appellent à présent cette région l’« Indo-Pacifique », parce qu’ils y ont fait entrer l’Inde. Leur stratégie couvre l’ensemble du Pacifique jusqu’à l’océan Indien. C’est une stratégie mondiale. D’où l’appellation « approche à 360 degrés ».

La Nouvelle-Zélande s’est engagée à « contenir » la Chine. C’est un prélude à un plan de guerre contre celle qui est désormais le plus grand concurrent économique des États-Unis. Même si, sur le plan militaire, les États-Unis restent en tête au niveau mondial.

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C’est pour cette raison que la Nouvelle-Zélande a rejoint leur camp. Même chose pour l’Europe. Les pays de l’Otan s’exercent déjà à une invasion de la Chine et de la Corée du Nord. Les Britanniques ont désormais deux navires de guerre stationnés en permanence dans le Pacifique. Et les États-Unis y ont établi 400 installations militaires dans toute la région. Le Japon est le huitième ou le neuvième plus gros acheteur d’armes au monde, malgré qu’il soit inscrit dans sa constitution qu’il ne dispose que d’une force d’autodéfense. En Corée du Sud, la présence des États-Unis est permanente. L’armée de la Corée du Sud est sous commandement US et possède des capacités nucléaires. Il y a tout un cercle de bases militaires jusqu’en Australie. Ils essaient d’intégrer l’Inde à l’AUKUS, une alliance entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis. Déjà que ceux-ci veulent former le Quad, une alliance avec l’Australie et le Japon pour draguer… l’Inde…

Mais la Chine n’est pas une menace pour l’Occident ?

Matthew Robson. Les États-Unis ont en tout cas concentré une grande partie de leurs ressources militaires près de ses frontières. Ils s’exercent régulièrement à des interventions contre la Chine et s’entraînent même à envahir le pays.

C’est comme si la Chine s’exerçait au Mexique ou au large des côtes de Los Angeles. Il suffit de penser à la crise des missiles de Cuba pour voir ce que font les États-Unis lorsqu’ils se sentent menacés.

Et pourtant, ils parlent de la menace chinoise ! Et puis il y a tous ces pays européens qui s’intéressent aussi au Pacifique parle biais de l’Otan. L’Otan a une politique de frapper en premier. Elle est résolue à utiliser des armes nucléaires et est prête à dégainer en premier.

Et puis on a des pays comme la Chine, les BRICS, le Brésil et l’Afrique du Sud qui réclament un nouvel ordre économique mondial et appellent à un monde multipolaire. Un nouveau monde prend forme et la Nouvelle-Zélande est coincée du mauvais côté de l’histoire, tout comme l’Europe. Les Européens ne se rendent pas compte du faible pourcentage de la population mondiale qu’ils représentent. Bien sûr, avec l’impérialisme nord-américain, l’impérialisme européen contrôle encore une énorme partie de la production mondiale. Mais les choses changent et l’Asie et l’Afrique ne sont plus les pays colonisés dociles que l’Europe pillait autrefois.

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La seule raison pour laquelle nous devons avoir peur des autres pays est que nous sommes alliés avec les États-Unis, un allié dangereux. Nous devons nous séparer d’eux. Nous pouvons être amis avec d’autres nations. Regardez les autres pays asiatiques. Singapour, l’Indonésie, ils sont amis avec la Chine. Ils peuvent coopérer. L’Australie devrait faire de même. Se séparer des États-Unis.

Le côté positif, c’est que vous avez toujours un mouvement pacifiste fort en Nouvelle-Zélande.

Matthew Robson. Notre loi antinucléaire est toujours très populaire. Nous ne pouvons pas faire partie d’une coalition dotée de capacités nucléaires et nous ne pouvons accueillir aucune base militaire équipée pour cela. Lors des élections de 2005, le parti conservateur avait promis que s’il était élu, il supprimerait cette loi illico. Mais ce sont eux qui ont disparu illico aux élections suivantes parce que, quel que soit le côté de l’échiquier politique, 90 % de la population veut que la Nouvelle-Zélande reste sans armes nucléaires.

Je pense que très peu de gens sont au courant pour les 400 installations militaires étasuniennes dans cette partie du monde. Personne d’autre n’a une telle capacité de frappe, de tels moyens militaires. Et la seule question que tous nos concitoyens doivent se poser est celle-ci : pourquoi ? Pourquoi les États-Unis doivent-ils avoir autant de bases militaires à travers le globe ? Que protègent-ils ? La paix ? La démocratie ? Ou plutôt leurs propres intérêts économiques et stratégiques ?

Nous, le mouvement pour la paix, nous devons nous unir dans le monde entier. Et ce que vous faites ici en Belgique en prônant une solution pacifique en Ukraine est très important. Espérons que cela joue également dans la volonté de ne pas entrer en guerre contre la Chine.

La Nouvelle-Zélande, pays du modèle Kiwi et de la banque publique

Même si pour nous, la Nouvelle-Zélande est à l’autre bout du monde, certains d’entre nous savent comment vous avez réussi à faire baisser les prix des médicaments via l’organisme gouvenemental Pharmac. Nous appelons ça le « modèle Kiwi »... 
Matthew Robson. Il y a vingt ans, j’étais ministre dans le gouvernement de coalition. Pharmac est un organisme public qui existait déjà auparavant, mais nous l’avons renforcé et fait en sorte qu’il dispose d’un budget plus conséquent. À l’échelle mondiale, c’est un petit acteur. Mais pour une population de 5 millions d’habitants, il s’agit d’un acheteur important qui peut négocier des contrats de gros. Je suis fier que nous ayons pu offrir aux gens des médicaments abordables. Mais pendant la pandémie, la Nouvelle-Zélande a elle aussi dû faire face au monopole de Big Pharma sur les prix et les bénéfices faits sur la pandémie. Le Covid 19 a montré que nous aurions dû briser le système des brevets, car Pfizer et quelques autres sociétés avaient un monopole là-dessus.
Les Cubains, de leur côté, ont produit leurs propres vaccins, les ont vendus, mais les ont également distribués gratuitement aux gens. Je sais que Pharmac a mené des négociations avec Cuba parce qu’ils ont de bons vaccins et de bons traitements. Mais les Cubains n’étaient pas en mesure de répondre à l’ensemble du marché mondial. Ils ont une base et des conditions économiques très faibles et restreintes à cause du blocus américain et de tout ce que celui-ci entraîne. Mais ils sont tout de même parvenus à vacciner l’ensemble de leur population, à produire et à distribuer efficacement leur vaccin, notamment aux pays les plus pauvres du monde. 

Votre gouvernement a également pris d’autres initiatives et a même créé une banque publique : la « Kiwibank ».
Matthew Robson. Dans les années 1980, le Labour party (parti social-démocrate, NdlR) a totalement adopté le programme néolibéral. Il a vendu les actifs publics. Nous avons alors rompu avec le parti et formé l’Alliance, un parti à gauche de la social-démocratie. En 1999, lorsque le Labour party a formé un gouvernement de coalition avec l’Alliance, nous les avons convaincus de créer une banque publique.
Toutes les banques de Nouvelle-Zélande avaient été privatisées et elles étaient toutes détenues par des banques étrangères. Notre idée d’une banque publique fut accueillie avec beaucoup d’enthousiasme par la population, et elle a changé la donne. Le ministre des Finances du Labour Party avait débloqué 60 millions de dollars pour créer la banque, ce qui représente bien peu. Mais elle a eu tant de succès qu’elle a pu tout rembourser – plus les bénéfices – au gouvernement. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans le gouvernement, mais la Kiwibank existe toujours et reste très populaire.