Pierre Thys, directeur du Théâtre national : « En se mobilisant, la culture a marqué un gros coup et montré son importance »

Le 22 décembre, le Comité de concertation (Codeco) décide de fermer les théâtres et les cinémas. Alors qu’aucun expert ne le recommande. Pour les travailleurs et travailleuses du secteur culturel, de même que pour l’ensemble de la population, c’est l’incompréhension. Très vite, la résistance s’organise. Rencontre avec Pierre Thys, directeur du Théâtre national depuis juillet 2021, qui a pris part à cette mobilisation.

Le 26 décembre, malgré la pluie et le froid, plus de 10 000 personnes se sont rassemblées au Mont des Arts à Bruxelles. Au nord comme au sud du pays, la colère est grande. Parmi les participants, il y a Pierre Thys : « Ce qui nous a poussés sur les barricades, c'est cette fermeture complètement absurde et arbitraire. Tout a démarré de là. Et puis, il y a eu ce recours judiciaire qui a renversé la décision du Codeco… »

Qu'est-ce qui fait que le 26 décembre, il y avait plus de 10 000 personnes au Mont des Arts ?

Pierre Thys. Un ras-le-bol total. Ça fait 18 mois qu'on se bat, qu'on applique des mesures de manière stricte, qu'on prouve de manière scientifique que nos espaces sont sans doute parmi les lieux publics les plus safe. Je pense aussi que le public a mesuré combien nos lieux étaient sûrs et que la manière dont on organisait leur accueil était optimal, avec une gestion des flux, le port du masque, les gels désinfectants et puis surtout, un investissement important notamment en termes de ventilation… Ce n'était pas uniquement un combat des opérateurs culturels, mais aussi du public qui s'est approprié la lutte à nos côtés. La culture a marqué un gros coup et a montré son importance. On ne se préoccupe plus uniquement de la santé physique des gens mais aussi de leur santé psychosociale et mentale.

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Cette fermeture, les experts ne l’avaient pas mise dans leurs recommandations…

Pierre Thys. Oui, c’est un premier problème. Le deuxième, c'est la manière dont les décisions sont prises. Il n'y a aucune concertation avec le secteur culturel. Et enfin, un dernier problème, c’est qu'on nous ferme et qu'on nous ouvre de manière aléatoire. Comment expliquer, par exemple, qu'on passe d'une jauge pleine à une jauge de 200 personnes maximum sans tenir compte de la capacité totale des salles ? Une salle comme celle du Théâtre national, qui compte 750 places, n'est pas comparable à une plus petite salle comme celle de la Balsamine ou des Tanneurs. Prévoir une occupation à 200 places dans une salle comme la nôtre, c'est une aberration totale. Le manque à gagner, notamment en recettes de billetterie, est colossal. C’est pourquoi nous, les employeurs des arts de la scène, voulons que le Codeco revienne sur cette jauge maximum et permette que les salles soient remplies de manière proportionnelle à leur capacité d’accueil.

Ceci dit, le Théâtre national se porte bien. On a une assise solide, ce qui n'est pas du tout le cas de beaucoup de compagnies et d'artistes. Le secteur commence franchement à souffrir grandement. Et c'est là où, pour moi, le politique a un vrai rôle à jouer. Il faut savoir qu'aujourd'hui, quand une maison comme le Théâtre national recherche des techniciens indépendants, il y a pénurie sur le marché. Ce qui veut dire qu'il y a, en tout cas en matière de technique, une disparition des métiers. Simplement parce que le technicien est souvent contraint de se reconvertir pour avoir un emploi décent. Les artistes et les petites compagnies plus indépendantes ont aussi un avenir plus qu'incertain.

Pourquoi c’était important que le Théâtre national prenne part à la mobilisation selon vous ?

Pierre Thys. Le Théâtre national est le grand navire de la culture et possède une force de frappe importante. C'est pour ça qu'on a aussi beaucoup entendu des gens comme Peter de Caluwe ou Michael De Cock, qui sont respectivement directeurs de La Monnaie et du KVS. Je pense que c'est indispensable qu'on s’implique, parce qu'on peut avoir un impact sur le rapport de force. D'ailleurs, on a cosigné des cartes blanches pour rendre la lutte plus prégnante.

Il y a eu une grande solidarité à l’intérieur de ce mouvement, n’est-ce pas ?

Pierre Thys. Une immense solidarité, à la fois entre opérateurs de petite et de grande taille, entre les compagnies, les artistes et les institutions au sens large, mais aussi entre le secteur culturel francophone et le secteur culturel flamand. Ça m'a vraiment impressionné, ce rassemblement du 26 décembre, notamment ces prises de parole dans les deux langues. Je pense que ça marquera l'histoire de la relation entre francophones et néerlandophones.

Au final, la coopération entre les Flamands et les francophones a certainement permis de remporter une victoire, d’obtenir la réouverture des lieux culturels. Sur le plan médiatique, l’impact a été indéniable. C'est d'ailleurs grâce à cette combinaison des forces que le ministre Vandenbroucke a très vite accepté un rendez-vous avec tous les opérateurs culturels belges.

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Le fait que la gestion de la culture soit morcelée en plusieurs communautés et niveaux de pouvoir, ça a un impact sur tout le secteur ?

Pierre Thys. En Belgique, il y a quatre ministres qui sont censés défendre le secteur culturel : un ministre de la Culture pour la Communauté germanophone, un pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, un pour la Vlaams Gemeenschap et aussi une ministre fédérale, Sophie Wilmès, qui défend, elle, les institutions culturelles fédérales. Il y a quatre personnes qui sont censées défendre le secteur et qui ne l'ont pas fait suffisamment. Quelle est la vision aujourd'hui d'une politique culturelle à l'échelle des différentes communautés ? Et au niveau fédéral ? Il faudrait travailler avec une vision beaucoup plus structurée.

D’après la presse, ces derniers jours, on observe une fréquentation particulièrement élevée dans les salles. Vous confirmez ?

Pierre Thys. Complètement. Au Théâtre national, on a par exemple fait salle comble sur les quatre, cinq représentations que nous avions sur trois jours fin décembre. On a assisté à une réelle solidarité de la part des publics. Il y avait même des spectateurs et spectatrices qui venaient dans nos salles sans savoir ce qu'ils allaient voir. C’était très motivant.

Peut-on en conclure que la lutte paie ?

Pierre Thys. La désobéissance aux mesures n’était jusque là pas quelque chose que j'avais spécialement envisagée. Mais je pense qu'au moment où tous les usages démocratiques n'ont pas permis de prouver le côté arbitraire d’une décision, cette désobéissance permet de rappeler à l’État ses engagements. C'est pour ça que j'ai choisi d’en faire partie et d'embarquer l'institution que je dirige. Il ne faut pas oublier que, dans la Constitution belge, le droit à la culture est sur le même pied d'égalité que le droit à la santé.