Pour Dieu & l’Argent : la culture dans la cour de l’entrepreneur-roi

Le 17 juin dernier, l’exposition « Voor God en Geld » (Pour Dieu & l’Argent) a ouvert ses portes à Gand. Aux commandes, on retrouve le magnat flamand Fernand Huts qui, avec cette expo, dévoile son idéal culturel, fait d’argent, de mécènes et d’entrepreneurs-rois. 

Lors de la cérémonie officielle d’ouverture, les invités ont été accueillis par une dizaine d’activistes venus exprimer de manière ludique leur mécontentement par rapport à l’exposition et à l’avenir de la politique culturelle en Flandre. C’est avec un sourire moqueur que monsieur Fernand Huts a salué les activistes, et c’est imperturbable qu’il a laissé ces mêmes activistes l’escorter jusqu’au Couvent des Carmes. Les autres invités de marque, dont faisaient partie Jan Jambon (N-VA), Herman De Croo (Open VLD), Siegfried Bracke (N-VA) ou encore Elke Sleurs (N-VA), ne se sont pas non plus laissé déconcerter. Pourtant, la tenue de cette exposition et ce qu’elle représente pour le secteur culturel en Flandre n’est pas anodin, ni réjouissant. 

Des privilèges pour les entrepreneurs

Avec son exposition « Entre Dieu & l’Argent » (dont le titre en néerlandais pourrait plutôt se traduire par « Pour Dieu et l’argent »), Huts s’engage ouvertement dans la voie politique. Il glorifie l’entrepreneuriat et plaide en faveur d’un renforcement illimité des  privilèges octroyés à l’entrepreneur flamand. Au travers de cette exposition, il porte un regard nostalgique sur une époque lointaine où la Flandre aurait été un véritable paradis pour les entrepreneurs, contrairement à aujourd’hui.

« La Flandre a connu sur tous les terrains un essor économique incroyable grâce aux inventions et aux progrès. Ces avancées économiques ont à leur tour donné lieu à des innovations financières. Le libre marché, la bourse, les emprunts d’État, c’est chez nous qu’ils ont été inventés et nulle part ailleurs », a déclaré Huts dans le quotidien De Tijd du 11 juin. Le berceau du capitalisme se trouve donc en Flandre, selon ce baron portuaire anversois.

Si les entrepreneurs de cette époque reculée ont connu un tel succès, c’est, toujours selon monsieur Huts, parce qu’ils ont été bichonnés par les puissants qui les ont comblés de privilèges. « Celui qui entreprend doit obtenir des privilèges. Car ce sont les entreprises qui font tourner la société ».

L’art comme marchandise 

Avec cette exposition, non seulement il glorifie l’entrepreneur flamand, mais il mêle clairement art et marché. Manifestement, monsieur Huts n’a aucune intention de participer à un paysage culturel diversifié et florissant. Non, pour lui l’art est une marchandise. 

Pire encore, l’art est un produit d’exportation qui sert surtout à rehausser le prestige international de la Flandre et à renforcer sa position économique. C’est en effet ce que l’on peut lire sur le site de l’exposition : « Le commerce et l’esprit d’entreprise qui y règnent transforment ces communautés en centres de pouvoir économique qui soutiennent un secteur artistique florissant. Les produits artistiques de la Flandre et du Brabant ne tardent pas à conquérir le marché mondial. Peintures, sculptures, tapisseries, retables, manuscrits enluminés… autant d’œuvres qui sont de plus en plus recherchées et s’exportent avec frénésie. L’art des Pays-Bas méridionaux devient un label de qualité, une norme internationale. »

Huts, maître privé du bien public

C’est également sans équivoque que Monsieur Huts dit ce qu’il pense du secteur culturel public : « Les réglementations paralysent le secteur culturel. Il faut organiser des réunions pour tout et pour rien. Commission par-ci, commission par-là, plans annuels, budgets, mais quand prend-on vraiment une décision ? Tout est modelé et converti en directives à Bruxelles. Et chaque directeur de musée doit faire de son mieux pour s’y conformer. Mais personne n’osera s’en plaindre publiquement, car celui qui ne joue pas le jeu aura la vie dure. (…) Il faut s’en tenir aux normes imposées par les entrepreneurs privés : dans le secteur culturel, comme dans tous les autres secteurs, ce que le gouvernement n’est pas capable de faire, le capital privé peut le faire. » L’art profitera ainsi des généreux investissements consentis par des entrepreneurs fortunés. Fernand Huts a déjà commencé à joindre le geste à la parole. Il investit chaque année 8 millions d’euros dans la culture via la fondation Phoebus. Et là, la dynamique est claire : « Je décide quel est le projet que je veux soutenir. Et je suis maître du projet. »

C’est donc bien le retour au Moyen-Âge, quand l’art était au service des puissants, et où les artistes devaient chanter les louanges des nouveaux mécènes qui les soutenaient en leur offrant quelques miettes de leur inestimable fortune.

Le lieu où se tient l’exposition est hautement symbolique. Le Caermersklooster est en effet un centre culturel provincial, et, puisque les compétences provinciales en matière culturelle sont sur le point de disparaître à cause de l’austérité,  le grand mécène Fernand Huts est prêt à combler le vide. Aujourd’hui, c’est lui qui décide ce qui y sera exposé et ce qui y sera communiqué. 

Merci Fernand

Le ministre de la culture flamand, Sven Gatz (Open VLD), se retrouve très bien dans les idées de Huts. Lui aussi aime s’inspirer du passé : « Avant la Seconde Guerre mondiale, il était assez courant que des dirigeants d’entreprises et des citoyens décident d’apporter une contribution financière au secteur de l’art et de la culture ». La politique du ministre est principalement axée sur le démantèlement des subsides publics et sur la joyeuse entrée du capital privé. Et pour encourager les investissements privés dans la culture, le gouvernement flamand a mis en place les structures fiscales nécessaires. Investir dans la culture offre un avantage fiscal plus important que l’investissement lui-même. L’art devient profit.

Que monsieur Huts évite l’impôt à grande échelle avec son empire logistique, qu’il empoche chaque année 13 millions d’euros de subsides pour ses parcs solaires, que les niches fiscales pour ceux qui investissent dans la culture coûtent des fortunes à la collectivité, tout cela bien entendu est soigneusement passé sous silence.

L’exposition « Entre Dieu & l’Argent » n’est que le présage d’un paysage culturel – entretenu par les entrepreneurs et le gouvernement flamand main dans la main – où l’art devra renoncer à sa liberté et sa fantaisie pour se soumettre et répondre aux caprices, toujours axés sur le profit, de celui qui domine le marché.

Article publié dans le mensuel Solidaire de juillet 2016. Abonnement.