Rachel Holmes : « Eleanor Marx a lutté pour l’égalité entre homme et femme à l’usine, à la cuisine et sous la couette »

L’écrivaine et militante britannique Rachel Holmes a écrit une biographie sur Eleanor Marx. Selon Holmes, la fille de Karl Marx n’a pas obtenu la place qu’elle mérite dans les livres d’histoire. Rachel Holmes est invitée à ManiFiesta.

La fille de Karl Marx, Eleanor Marx (1855-1898), a grandi pendant que son père écrivait Le Capital.  Eleanor, restée dans l’ombre de son père, est peu abordée dans les livres d’histoire. Pourtant, elle n’a pas été que « la fille de », elle a mis les idées marxistes en pratique et est l’une des fondatrices du mouvement féministe en Grande-Bretagne. Sa position divergeait de celle des suffragettes, qui certes se battaient pour que les femmes aient le droit de vote mais qui, pour Eleanor, ne comprenaient pas la base économique de l’inégalité entre hommes et femmes. Elle a été au berceau de ce qui allait devenir un des plus grands syndicats de Grande-Bretagne.

Tout comme Eleanor, la Britannique Rachel Holmes est féministe, activiste et auteure. Elle a déjà écrit plusieurs biographies de femmes, et a voulu replacer l’héritage d’Eleanor Marx dans la mémoire collective : « Il y a vingt ans, raconte-t-elle, en Afrique du Sud – où j’habitais alors –, je discutais avec quelques amis de ce que l’abolition de l’Apartheid avait changé pour les femmes. Quels engagements et garanties pour les femmes figuraient dans la nouvelle Constitution ? Nous en sommes arrivés à la triste conclusion qu’il n’y avait pas eu beaucoup de progrès. Nous nous sommes alors souvenus d’Eleanor Marx et nous nous sommes demandés ce qu’elle aurait fait. J’ai alors remarqué que le dernier ouvrage à son sujet remontait à la fin des années 1970. Pendant trente ans, rien n’avait été publié sur elle, dans aucune langue. Eleanor Marx avait disparu de la mémoire historique. Il était temps de la remettre sur la carte. »

Vous la qualifiez de « mère du féminisme socialiste ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Rachel Holmes. Eleanor connaissait mieux que quiconque l’œuvre de son père. Pour elle, une analyse de classes qui ne tient pas compte de la répartition inégale du travail entre hommes et femmes – le travail domestique non payé et l’éducation des enfants – est insuffisante. Pour Eleanor, le capitalisme repose aussi sur le travail non-payé des femmes et sur la division du marché du travail sur base des sexes. Eleanor a appris de son père, mais aussi de Friedrich Engels qui a réalisé une analyse structurelle de la division du travail entre hommes et femmes. Eleanor habitait dans l’est de Londres où elle voyait tous les jours la situation des mères de famille, tant ouvrières que sans travail, et cela a été à la base de son féminisme. Eleanor était convaincue que la lutte pour l’égalité devait se mener non seulement dans les usines et dans la rue, mais aussi à la maison et sous la couette.

Elle n’était pas seulement une féministe fervente, elle a aussi été à la base de plusieurs syndicats.

Rachel Holmes. Eleanor a fondé la National Union of Gasworkers and General Labourers, syndicat qui est devenu un des plus grands de Grande-Bretagne et qui s’appelle aujourd’hui le GMB. Ce syndicat compte 600 000 membres, dont la moitié sont des femmes. Malheureusement, ce haut pourcentage de femmes ne se traduit pas par une aussi grande présence des femmes au sommet de l’organisation. Eleanor aurait trouvé cela consternant. À son époque, elle s’est très fortement impliquée dans l’organisation des forces de travail non scolarisées : principalement les femmes et les enfants. C’était un progrès considérable, car seuls les travailleurs scolarisés, les ouvriers qualifiés, s’organisaient.

« Le féminisme qui reste lié au capitalisme est voué à l’échec »

La droite aime aussi se revendiquer du féminisme...

Rachel Holmes. Toute lutte qui n’est pas fondamentalement liée à la lutte contre l’injustice envers tous les groupes n’a au bout du compte aucun sens. Le féminisme qui reste lié au capitalisme est voué à l’échec. Comment un modèle de société qui fait l’exact contraire de ce vers quoi tend la lutte féministe peut-il être compatible avec le féminisme ? La droite récupère le langage du féminisme et l’utilise pour justifier l’individualisme, ce qui est trompeur et dangereux.

C’est pourquoi j’estime important de revenir à l’histoire d’Eleanor Marx et à celle de Sylvia Pankhurst, une féministe et communiste britannique. L’essence de leur apport, c’est que la lutte pour les droits des femmes est indissociablement liée à la lutte pour l’égalité économique et la justice sociale. Sinon, cela ne mène à rien. De ce point de vue, le féminisme de droite, individualiste et bourgeois d’Hillary Clinton est intéressant. Qu’est ce que cela a donné ? Donald Trump.

Qu’est-ce qui vous pousse à consacrer plusieurs de vos ouvrages à des femmes marquantes ?

Rachel Holmes. Chaque livre traite de voix qui m’ont influencée, qui me font comprendre un monde qui ne fonctionne pas de la bonne manière. Ces voix ont été injustement exclues et oubliées, évincées par la culture dominante. Or ces femmes ont été de grandes pionnières de leur temps. Je veux redonner à leurs apports politiques la place qui leur revient.

Vous travaillez en ce moment sur une biographie de Sylvia Pankhurst (1882-1960). Y a-t-il un lien avec Eleanor Marx ?

Rachel Holmes. À ManiFiesta, j’aimerais donner un premier aperçu de la biographie de Sylvia Pankhurst. Sylvia Pankhurst et Eleanor se connaissaient personnellement, et Pankhurst a dans un sens poursuivi l’héritage d’Eleanor. Sa biographie est donc en quelque sorte une suite de celle d’Eleanor. Sylvia est arrivée à accomplir des choses au plan relationnel, là où Eleanor avait beaucoup de difficultés. Eleanor n’a pas réussi à poursuivre sa lutte politique révolutionnaire dans sa vie privée. Elle n’a pas pu se dégager de l’emprise de son partenaire. Sylvia, au contraire, a réussi à concilier son activité politique et sa libération personnelle. C’est avec plaisir que j’aborderai davantage ce sujet à ManiFiesta.

La militante et auteure Rachel Holmes est aussi une des personnes à l’initiative du festival de littérature palestinienne. Ce festival se tient dans divers lieux sur la rive ouest du Jourdain. Il tente de briser l’isolation culturelle du peuple palestinien par l’occupation militaire israélienne. Rachel Holmes y anime des ateliers d’écriture avec des jeunes.