Santé : « Ils nous ont donné le petit doigt parce qu’ils savaient qu’on allait prendre le bras »

Les travailleurs du secteur de la santé n’ont pas attendu l’épidémie pour tirer la sonnette d’alarme. Cela fait plus d’un an et demi que les « blouses blanches » (personnel des hôpitaux) alertent sur l’état de nos services de santé, sur les effets de l’austérité, sur les dangers du sous-effectif chronique. Et, plus récemment, c’est le collectif la Santé en lutte qui a rejoint une lutte qui dépasse de loin le secteur hospitalier ou les frontières régionales... 

Afin d’évoquer cela, nous avons demandé à un médecin généraliste, Sofie Merckx, qui est aussi députée du PTB, d’interviewer deux permanentes syndicales : une du public (Carine Rosteleur, CGSP) et une du privé (Naïma Amakran, SETCa).

Mais pour un baptême du feu, la journaliste d’un jour est servie. Les deux personnes que Sofie Merckx doit interviewer sont souffrantes. Carine Rosteleur, Secrétaire régionale de la CGSP, a cru souffrir du Covid et a connu les joies de la file d’attente interminable pour se faire tester, elle et son fils de 17 ans. Un test négatif pour eux, heureusement. Naïma Amakran, permanente SETCa, elle, en a plein le dos. C’est un lumbago qui la fait souffrir. Qu’à cela ne tienne, on se débrouille par vidéo pour mieux comprendre le collectif La Santé en lutte et les problèmes qui touchent les soins de santé en général. Et là, Naïma et Carine oublient leurs soucis de santé pour parler des autres avec énergie, colère et espoir. Zoom.

Sofie Merckx. Carine, vous avez remis la blouse blanche durant la première vague de l’épidémie. Pouvez-vous nous expliquer ?

Carine Rosteleur. Je suis infirmière spécialisée en soins intensifs et médecine d’urgence de formation. J’ai demandé à pouvoir adapter mes horaires pour pouvoir travailler aux soins intensifs dans une unité Covid-19. Tout en continuant à faire mon job de permanente syndicale. La semaine, en journée, j’étais disponible pour les affiliés. Et le week-end ou la nuit, je travaillais à l’hôpital.

À l’hôpital Brugmann, j’ai été très bien accueillie et encadrée. J’ai vite retrouvé les gestes que j’avais faits durant plus de 20 ans. Là où j’ai eu des problèmes, c’est avec le matériel. À un moment, alors que je me débrouillais avec des outils « dernier cri », je ne suis pas arrivée à... baisser les barreaux d’un lit. (Rires)

Sofie. Comment est né le mouvement la Santé en lutte ?

Naïma Amakran. Il y avait différentes mobilisations dans le secteur, dans le public et le privé, mais chacun de son côté. Petit à petit, tout ça s’est rejoint.

Carine. En juin 2018, au moment où démarrent les actions des blouses blanches, une grosse action des hôpitaux publics s’organise devant le siège d’IRIS, qui chapeaute les hôpitaux publics bruxellois. Plein de travailleurs participent à cette action, dont une bonne partie ne sont pas syndiqués. Certains se disent même anti-syndicat parce qu’ils ne se retrouvent plus dans la manière dont les organisations syndicales fonctionnent. Mais ils sont persuadés qu’ils ont un rôle à jouer dans la mobilisation. Leur présence en fait une action très vivante. Et ils font confiance aux organisations syndicales malgré tout. Des travailleurs syndiqués et non syndiqués mais désignés par l’ensemble des travailleurs montent voir la direction.

Ils interpellent avec nous le politique sur un cahier de revendications qu’on avait déposé en front commun ce jour-là au siège d’IRIS. Le président descend, prend la parole devant les travailleurs, se fait huer. C’est très chaud...

Dans la foulée, devant le Palais de justice se tient une assemblée générale qui est décidée au pied levé par les travailleurs pour répondre aux questions : qu’est ce qu’on fait et comment décide-t-on d’avancer par la suite ? Parmi toutes ces personnes, il y a des syndiqués, des délégués syndicaux, des permanents, des non affiliés, des travailleurs de tous les terrains, etc. C’est là que naît la Santé en lutte.

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Sofie. Ce qui me semble nouveau, c’est de voir le personnel soignant et autre (administratif, entretien, etc.) se mobiliser dans la rue. C’est vraiment intéressant...

Carine. La raison pour laquelle nous, syndicat, on a d’emblée soutenu ce mouvement, c’est parce qu’on s’est rendu compte qu’il correspondait aux valeurs qu’on défendait. Un syndicat n’est fort que s’il porte les revendications des travailleurs et que si les travailleurs sont prêts à se mobiliser pour défendre ces revendications.

Naïma. Historiquement, on n’a pas beaucoup convergé ces trente dernières années, à part des initiatives de solidarité individuelles. En juin 2019, je sentais quelque chose monter du terrain. Il y avait un ras le bol général. Et dans un premier temps, j’ai déposé un préavis de grève au cas où, histoire que les travailleuses et les travailleurs qui allaient mener des actions soient couverts. Le texte de ce préavis était : « Motivé par la cadence et la charge de travail insupportables. Coupes budgétaires, manque de personnel, normes d’encadrement inadaptées, raccourcissement des durées de séjour, conséquences sur la qualité des soins aggravant la charge psychosociale. Ce sont les éléments qui rendent le travail insoutenable. » C’est la motivation de ce préavis.

Sofie. Les gens se sont donc mis en action ?

Naïma. Oui, il y a eu des arrêts de travail, des assemblées du personnel. Ça a un peu dégonflé durant l’été, non pas parce que les travailleurs étaient moins mobilisés, mais parce que le manque de personnel pendant les vacances annuelles, c’est encore pire. Il y a même un hôpital où j’ai dit : « Je vais vous mettre un préavis de grève tous les jours dorénavant, parce qu’il y a plus de personnel les jours de grève, avec le service minimum, qu’en temps normal... »

Sofie. L’été n’a donc pas démobilisé le personnel...

Naïma. Pas du tout. Ça a repris en septembre. On a commencé à participer aux assemblées de la Santé en lutte pour faire connaissance. Puis est arrivée l’action du 13 septembre dernier (manifestation qui a rassemblé 5  000 personnes dans les rues de Bruxelles, NdlR). Dans le privé, on avait mené une grosse action le 24 octobre 2019. Et puis on s’est beaucoup investis dans la lutte des blouses blanches.

Il y a eu un Fonds « blouses blanches » 2019 et un autre budget « blouses blanches » 2020, un accord d’été du 2 juillet 2020. Les travailleurs, souvent, se demandent : « Est-ce un effet d’annonce ou est-ce que cela va se traduire en mesures concrètes qui vont impacter notre quotidien ? » Les travailleurs ne sont plus au stade de se dire « chouette, on va créer de l’emploi en juillet 2021 ». C’est une question de jours. Il n’y a pas assez de personnel, un point c’est tout. Et c’est toute la chaîne de soins qui doit être alimentée en bras supplémentaires. 45 % du personnel, dans le privé, ne sont pas des soignants. Ces travailleurs sont des fourmis autour des soignants. Ce sont des travailleurs administratifs, des personnes qui s’occupent de l’entretien, des techniciens, etc. Et ils sont les grands oubliés aujourd’hui.

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Sofie. Une autre action qui a fait beaucoup, beaucoup parler d’elle, dans toute la presse internationale, c’est la fameuse action « dos tournés » à Sophie Wilmès, à l’hôpital Saint-Pierre à Bruxelles. Pouvez-vous nous expliquer comment elle est née ?

Carine. Dans les travailleurs qui étaient présents ce jour là, le 16 mai dernier, il y avait des gens de la Santé en lutte, des délégués syndicaux, etc. On avait vraiment l’ensemble des personnes qui, finalement, sont mobilisées autour de la question de la santé.

Naïma. Dans le privé, j’ai l’impression qu’on fonctionne par vague. Tous les 15-20 ans, on a une vague : les travailleurs arrivent de l’école, sont motivés puis, petit à petit, sont à bout. Ils commencent par dire « il faut rester au chevet du patient, il faut améliorer ceci, cela... » puis, 20 ans après, ils disent « qu’est-ce qu’on va faire pour le patient si ça continue comme ça ? » Puis il y a une mobilisation. Certaines personnes nous donnent presque la leçon pendant 15 ans, puis ils se mobilisent avec nous, ou ils craquent.

En plus, la régionalisation aggrave les difficultés.

Sofie. Comment cela ?

Naïma. La régionalisation ne touche pas encore les hôpitaux mais on voit bien que certains aimeraient bien tout régionaliser... Il faut se rendre compte du danger de cela. Les pays qui ont fonctionné de manière plus centralisée ont mieux agi durant la crise du Covid. Nous, avec toutes nos tranches de saucisson, on a manqué cruellement de coordination pendant la crise.

On venait à peine, au début de la crise Covid, de finir la phase transitoire de régionalisation des maisons de repos (la sixième réforme de l’État a transféré la gestion des maisons de repos au Régions, NdlR). Tout le monde a constaté le carnage .

Sofie. La régionalisation a un autre effet négatif : ça casse la solidarité entre les travailleurs. Vous le constatez sur le terrain ?

Naima. Tout à fait. Dans les années 1990, la Flandre tirait la mobilisation du secteur avec le mouvement Witte woede (mouvement du non-marchand, dont les soins de santé, actif en Flandre et à Bruxelles depuis plus de 20 ans, NdlR). Entre temps, chaque Région mène ses négociations.

Ce qui est dangereux avec cette régionalisation, c’est la fuite. Je quitte l’hôpital de Bruxelles pour aller travailler en maison de repos en Flandre ou dans la périphérie, parce que là, je vais avoir un bon salaire, de bonnes conditions de travail. Il y a une concurrence entre les Régions, qui cause une soi-disant « pénurie ». Mais il n’y a pas de pénurie dans ce pays, il y a juste l’incapacité de garder des gens dans le secteur. Si on donnait de bonnes conditions de travail, les travailleuses et les travailleurs resteraient dans le secteur. Quand une infirmière me dit : « J’ai divorcé, j’ai deux enfants et je vais travailler dans l’industrie pharmaceutique parce que ça paye 20 % de plus », j’ai envie de pleurer avec elle. Elle ne le fait pas par amour de l’industrie pharmaceutique. Elle le fait pour avoir plus d’argent et des horaires un peu plus stables. Donc il n’y a pas de pénurie. Il y a juste des gens qui quittent le secteur et on est occupé à verser de l’eau sur du sable depuis 30 ans. On ne fait rien pour garder les gens sur le long terme et investir dans les travailleurs et dans les patients...

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Sofie. Il y a eu deux grosses victoires qui ont été finalement pérennisées dans l’accord du nouveau gouvernement : le fonds Blouses blanches, donc engager plus de personnel et puis une revalorisation salariale. Pensez-vous que c’est grâce aux mobilisations que le nouveau gouvernement a dû concéder ces avancées ?

Carine. Il y avait  une stratégie politique envers un secteur qui a pointé du doigt très fortement les dysfonctionnements du gouvernement précédent. C’est en vue de nouvelles élections, dont ils avaient très peur, que ces politiciens se sont dit : « On doit essayer de vite redorer notre blason et, toute façon, si on n’est pas élu, ce ne sera quand même pas à nous d’aller chercher l’argent. » Ils nous l’ont dit, en réunion : « Vous pensez que chaque euro que vous demandez, on va aller le chercher où ? Dans votre poche. »

Pour en revenir à l’accord au niveau des soins de santé, de la pérennisation du fonds blouse blanche et des barèmes IF-IC (l’augmentation salariale, NdlR), on a été rassurées de voir qu’il était dans le projet du gouvernement. Après, cet accord, il va falloir le concrétiser. Et cela ne comprend qu’une toute petite partie de notre cahier de revendications.

Sofie. Pensez-vous que c’est grâce aux mobilisations que le nouveau gouvernement a dû concéder ces avancées ?

Carine. Effectivement il y a eu les actions. Je pense qu’ils nous ont donné le petit doigt parce que sinon, ils savaient qu’on allait prendre le bras... Les travailleurs demandent des revalorisations barémiques, mais surtout une amélioration des conditions de travail pour pouvoir tenir le coup pendant toute la carrière. Vu qu’en plus, on a vu que les métiers pénibles avaient disparu de l’accord du gouvernement, la revendication est de pouvoir avoir suffisamment de personnel. C’est l’ensemble de l’hôpital qui doit être réfléchi et refinancé pour qu’il y ait suffisamment de personnel. C’est vraiment un très, très gros chantier auquel il faudra s’atteler.

Sofie. La mobilisation a permis d’arracher un accord prévoyant l’arrivée d’un 1 milliard d’euros. Ce n’est pas suffisant selon vous ?

Carine. Je dis à mes camarades, à mes amis et aux syndicalistes  qu’il ne faut pas se contenter de l’accord d’un milliard alors qu’il en faudrait je ne sais pas combien. Oui, c’est probablement le meilleur accord signé durant ces 40 dernières années, mais il est insuffisant. Il ne va pas régler la problématique des cadences infernales, des burn-out, du manque de sens, de l’absence de personnel sur le terrain, etc. Et donc, il y a une revalorisation barémique mais il y a aussi une révision des normes d’encadrement qui doit être faite. Et ça, c’est le plus gros chantier. On ne peut pas dire aux travailleurs : « On a obtenu un milliard, maintenant, on se calme. »

Naïma. Le milliard ne rembourse même pas un tiers des coupes budgétaires que Wilmès a faites quand elle était au Budget. J’ai une maison de deux étages, on m’enlève un étage. Après, on me met une chambre supplémentaire à côté. Mais mon étage, on me l’a quand même enlevé...

Un jour, on devra arriver à aller rechercher tout ce qu’on nous a retiré ces dernières années.