Serge HaIimi : « En temps de crises, il y a très peu dʼespace pour un discours critique dans les médias »

« Les nouveaux chiens de garde ». Le livre qui a fait connaître le journaliste et écrivain français Serge Halimi, sorti en 1997 et qui traite des liens entre journalistes des « grands » médias et dirigeants politiques et économiques aurait pu être écrit aujourdʼhui. Nous avons profité dʼune venue à Bruxelles pour lʼinterroger sur les médias, la propagande de guerre, la montée de lʼextrême droite. Et surtout du lien entre tout cela.

Serge Halimi a dirigé Le Monde Diplomatique durant de longues années. Ce prestigieux journal est reconnu pour sa critique acerbe de l'actualité et de la politique, tant française qu'internationale. Serge Halimi est aussi co-auteur de « Lʼopinion, ça se travaille » qui porte sur la position pro-Otan des médias traditionnels lors des interventions guerrières de celle-ci. Bref, lʼanalyse de Serge Halimi ne prend, malheureusement, pas une ride. la preuve avec cette interview réalisée en juin.

Partout en Europe et aux États-Unis, on voit des chaînes de droite et d'extrême droite gagner en popularité. Selon vous, quels sont les risques que ces chaînes d'information représentent ?

Serge Halimi. Le problème nʼest pas tant celui des chaînes que celui des partis politiques et des puissances économiques qui relaient des thèses dʼextrême droite. Dans le cas de Cnews (1ère chaîne dʼinfo en continu – au niveau des audiences – appartenant au groupe Canal, ndlr), vous avez un industriel, Vincent Bolloré, avec une vision du monde qui est à la fois traditionaliste, ultra catholique, très libérale et qui est réellement obsédé par cette idée dʼune « guerre des civilisations » qui nécessiterait de défendre celle de la France. Ce milliardaire a pu racheter ou créer des médias et licencier les journalistes qui ne partageaient pas sa vision du monde, laquelle inclut aussi bien entendu l’obligation pour ses salariés, y compris lorsqu’ils sont journalistes et donc « indépendants », de lui obéir sans discuter.

Ensuite, il y a le problème politique, où des forces dʼextrême droite gagnent de plus en plus de voix en répondant à une anxiété dʼabord économique, mais qui sʼarticule autour de thèmes plus clivants comme lʼimmigration et lʼislam.

Cnews n’est aujourd’hui plus le seul média français avec cette ligne éditoriale. Dʼautres suivent le même chemin. Comment expliquer ce phénomène de glissement vers la droite ?

Serge Halimi. Des médias comme Cnews, qui avaient une audience relativement faible, ont vu croître celle-ci en choisissant une ligne éditoriale tournée sur des faits divers qui peuvent être rattachés à la thématique classique de lʼextrême droite : immigration, islam, criminalité, terrorisme, etc. Cette chaîne arrive à créer une forme dʼangoisse permanente, 24h/24. Dès que quelquʼun porte un voile quelque part ou est victime d’une agression quelconque, ça devient une info. Et vous avez des « experts », presque toujours dʼextrême droite, qui en « débattent » sur le plateau.

La progression de Cnews pousse ses concurrentes, LCI ou BFMTV, à adopter les mêmes méthodes, à inviter sur leurs antennes un certain nombre dʼintervenants dʼextrême droite qui nʼavaient pas accès aux grands médias jusquelà.

Au Monde Diplomatique vous avez également suivi de près la situation internationale. Pensez-vous que lʼUnion européenne va continuer son engagement de plus en plus grand en Ukraine ? Et si oui, quels sont les risques pour l’Europe ?

Serge Halimi. On a lʼimpression que lʼUnion européenne sʼest tellement engagée dans ce conflit quʼil lui est désormais impossible de sʼen retirer sans perdre la face. Cela pourrait entraîner une escalade aux conséquences imprévisibles. Les déclarations impulsives et irresponsables d’Emmanuel Macron vont dans le même sens.

Nous sommes désormais dans une phase où les européens ne cessent dʼaugmenter leur mise, alors même que les perspectives militaires deviennent moins favorables à l’Ukraine.

Les Américains, quant à eux, atteignent leurs objectifs : tenir la Russie en échec et l’affaiblir, tout cela à un moindre coût pour eux. Ils transfèrent ainsi la charge de la guerre, qui sert leurs intérêts stratégiques, sur les européens.

Le conflit, certes sans issue pour les Russes, risque de sʼéterniser, de coûter toujours plus cher aux européens, et plus encore aux ukrainiens, principales victimes dʼune guerre qui les épuise, qui les décime et quʼils ne peuvent pas gagner.

Au même moment, lʼUE parle d’un élargissement à l’Ukraine. Selon vous, quelles sont les conséquences de cet élargissement ?

Serge Halimi. Elles sont très inquiétantes. Le premier point c’est que lʼUnion européenne sera engagée dans une confrontation qui va durer très longtemps, tantôt chaude, tantôt froide avec la Russie. Elle va y consacrer beaucoup dʼargent, beaucoup dʼénergie, au risque de devenir un vassal des États-unis. Un bloc euro-atlantique encore plus fort va se former et vouloir sanctionner les autres États, nombreux, qui ne le suivent pas.

Nous sommes engagés dans une logique qui nous conduira à dépenser toujours plus pour nos armées, avec la perspective dʼun élargissement du conflit. Ce prix-là, très important (Mme Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, réclame déjà 500 milliards d’euros !) devra être payé par tous les autres secteurs de lʼéconomie, donc au détriment des politiques sociales.

La guerre s’accompagne également dʼune propagande … de guerre. Cʼest-à-dire un discours qui intègre une dose croissante de censure, de stigmatisation des opposants, d’amalgame entre une analyse critique de l’escalade militaire et un soutien à lʼennemi, ce qui, au plan démocratique, est particulièrement nocif. C’est déjà ce qu’on observe depuis deux ans.

Comment peut-on qualifier le traitement de l’Otan dans les grands médias traditionnels ?

Serge Halimi. Cʼest un traitement épouvantable, quasiment totalitaire, qui rappelle presque le « bourrage de crane » de la Première guerre mondiale. Il a d’ailleurs atteint certains de ses objectifs puisque même des formations de gauche anti-impérialistes ont pris peur de critiquer les États-unis et l’Otan, sachant bien que ça leur vaudrait d’être encore plus diabolisés par les médias. On a lʼimpression que la plupart des journalistes se sont transformés, une fois de plus, en propagandistes des armées occidentales, en brigade d’acclamation de l’alliance atlantique et des missiles à longue portée.

Certes, ils peuvent invoquer le fait que l’Ukraine a été agressée militairement et envahie. Mais ils avaient pareillement soutenu les États-unis et l’Otan au moment de la guerre du Kosovo, au moment de la guerre d’Afghanistan, au moment de la guerre de Libye, etc. il y a donc bien de leur part un tropisme atlantiste, pro-occidental, qui les fait rechercher partout un « axe du Mal » à anéantir.

En France, nous avons à la fois des médias de droite militaristes qui penchent spontanément vers des logiques guerrières. Mais également les médias « de gauche », tout aussi néoconservateurs, qui pensent quʼil faut mener cette guerre jusquʼau bout parce que cʼest une guerre des valeurs démocratiques, progressistes, etc. Et il faut bien admettre que Vladimir Poutine est un nationaliste réactionnaire qui ne fait penser spontanément ni à Rosa Luxemburg ni à Che Guevara… Il y a donc cette idée dʼun combat manichéen qu’on peut raconter aux enfants que nous serions tous devenus. Selon ces médias, vous avez d’un côté les forces du bien qui ont le soutien des États-Unis, de lʼUnion européenne et, en face, la méchante Russie qui dispose de lʼappui dʼautres régimes autoritaires ou dictatoriaux comme la Chine, lʼIran, la Corée du Nord, cʼest-à-dire les régimes les moins appréciés par lʼopinion publique. Toutes proportions gardées, il y a dans ce récit une forme de retour à une vision coloniale du monde, avec un occident missionné pour civiliser des peuples barbares.

Reste donc très peu dʼespace pour exprimer un discours critique. Cʼest pourtant ce que nous faisons au Monde Diplomatique, mais on se sent un peu seuls. Cʼest une configuration que nous nʼavons jamais connue sous cette forme, même pendant la guerre du Golfe ou celle du Kosovo. À plus forte raison pendant la guerre dʼIrak, où de nombreux médias sʼopposaient (un peu, et beaucoup moins qu’ils l’ont prétendu ensuite…) à ce conflit, notamment parce que le président français de lʼépoque, Jacques Chirac, y était lui-même très hostile.

Ce discours médiatique est pourtant largement déconnecté de ce que pense lʼopinion publique. Ainsi, lorsque le président Macron a fait une déclaration spectaculaire sur la possibilité dʼenvoyer des troupes en Ukraine, des études dʼopinion ont immédiatement indiqué que près des trois quarts des Français étaient opposés à cette position. Et on ne peut pas dire que le bellicisme de Macron lui ait profité électoralement lors des derniers scrutins…

Pourquoi pensez-vous que les médias sʼalignent sur la position guerrière de lʼOtan ?

Serge Halimi. Il y a une analyse de classes sociales à faire. Cʼest une guerre qui est surtout soutenue par les catégories dirigeantes, les classes moyennes supérieures, instruites, urbaines, et beaucoup moins par la population ouvrière, employée qui ne comprend pas nécessairement lʼobjet de cette guerre et qui mesure davantage ce quʼelle lui coûte, puisque depuis deux ans, les prix de lʼénergie ont augmenté, celui des autres matières premières aussi.

Et lorsque vous avez des budgets serrés, payer beaucoup plus pour l’essence, l’électricité ou le gaz, constitue une épreuve de chaque jour.

En revanche, quand vous êtes un journaliste influent, un artiste, ou un écrivain qui vit en ville, qui a des revenus confortables, qui vote spontanément Glucksmann (candidat Ps, NdlR) ou Macron, cʼest quelque chose que vous remarquez à peine et vous pouvez être plus libre d’exprimer des positions qui semblent animées par le souci de défendre de grands principes.

Revenons à la situation de votre pays, à la montée de lʼextrême droite dans les urnes mais aussi et surtout dans les politiques menées par le gouvernement. Assiste-t-on à un tournant autoritaire de la part de Macron ou est ce que cʼest juste une évolution logique du capitalisme en temps de crise ?

Serge Halimi. Je pense que le tournant autoritaire de la part de Macron est réel et on lʼa observé déjà au moment du mouvement des gilets jaunes dont la répression a été particulièrement brutale.

Macron sʼest rendu compte, lorsquʼil a été réélu en 2022, que son évolution vers la droite ne lui avait pas fait perdre beaucoup de suffrages « de gauche ».

Il a donc durci sa politique de réduction des impôts des plus riches tout en s’attaquant encore plus vigoureusement aux dépenses sociales qui, selon lui, « coûtent un pognon de dingue » (« réforme » des retraites, acharnement contre les chômeurs).

Mais à force de tirer sur la corde, elle s’est cassée. La haine que son autoritarisme, son mépris et son impulsivité (la menace d’envoyer des soldats en Ukraine, la dissolution) ont inspiré dans le pays, surtout auprès des catégories populaires, va balayer sa majorité relative. Hélas, c’est l’extrême droite qui en a le plus profité, pour les raisons qu’on observe partout ailleurs. Raisons auxquelles s’ajoute le fait que le « vote barrage » de la gauche en faveur de la droite ou de Macron a permis à Le Pen de se présenter comme la seule option alternative à des partis se liguant contre elle. Mais, maintenant qu’elle a acquis cette position et triomphé dans les urnes, elle se rallie progressivement au programme néolibéral de la droite et du patronat, en y ajoutant juste le « supplément d’âme » de la xénophobie et du tour de vis répressif. Sur ces deux plans, Macron et même Hollande (ex-président PS, ndlr) avaient déjà réalisé toutefois une partie du chemin.