Tails : le logiciel qui a permis à Snowden d’échapper aux services secrets

Comment échanger des documents confidentiels quand on est traqué par la NSA, les services de renseignement américains ? Edward Snowden, le jeune lanceur d’alerte, a été confronté au problème. La solution ? Tails, un logiciel qui garantit l’anonymat de ses utilisateurs. Solidaire les a rencontrés.

Juin 2013. L’analyste Edward Snowden, ancien agent de la CIA et consultant pour la NSA (les services de renseignement américains), devient un lanceur d’alerte en révélant au monde entier l’étendue de la surveillance de masse, surtout américaine et britannique. Des programmes de surveillance des États pointés vers leur propre population, des nations alliées qui espionnent leurs voisins, les quantités colossales de données enregistrées… Le jeune Américain a lancé un débat planétaire sur la légalité et l’éthique de ces pratiques. Ces révélations publiques étaient le fruit de mois d’échanges avec plusieurs journalistes, dont Glenn Greenwald (The Guardian), Barton Gellman (Washington Post) et la documentariste Laura Poitras. Mais comment discuter à distance d’informations aussi confidentielles alors même qu’on sait à quel point la NSA est à l’écoute ? Comment Edward Snowden a-t-il pu échapper aux services secrets ?

La solution : Tails, un système d’exploitation (un logiciel qui permet à votre ordinateur de fonctionner, comme Windows ou Mac OS) qui permet à ses utilisateurs de conserver leur anonymat. C’est grâce, entre autres, à Tails que Snowden a pu aller au bout de ses révélations, avant de lui-même dévoiler son identité : « Je n’ai pas l’intention de me cacher, parce que je sais que je n’ai rien fait de mal. » Mais la NSA, elle, est furieuse contre Snowden et les développeurs de Tails, qu’elle associe à l’extrémisme. Pour mieux comprendre pourquoi et comment ça marche, nous avons rencontré Lucas (nom d’emprunt), chargé de projet chez Tails. Nous nous voyons à l’occasion du FOSDEM, une grande conférence annuelle qui a lieu à Bruxelles et regroupe des développeurs de logiciels libres. Le cadre est parfait. En effet, Tails est un logiciel 100% libre : n’importe qui peut le télécharger, l’utiliser et le partager sans restriction.

Tails, le logiciel libre, anonyme et amnésique

Tails présente une différence importante avec d’autres systèmes d’exploitation : sa mission est de préserver la vie privée et l’anonymat de celui qui l’utilise. « Tails est anonyme et amnésique. Le système d’exploitation, au lieu d’être installé dans l’ordinateur, est enregistré sur une clé USB. Aucune donnée ne sera conservée sur ce qu’on aura fait pendant qu’on utilise Tails. Pas de données sur l’ordinateur, mais pas de données non plus sur la clé USB », nous explique Lucas. C’est pareil pour tous les logiciels (libres, évidemment) qui sont fournis. Tous sont configurés de manière à ce qu’aucune information comme le prénom, le nom, le lieu de travail, etc. ne soient accessibles. Au moment où on retire la clé USB, on peut redémarrer l’ordinateur sur son système d’exploitation habituel. C’est comme si on n’avait jamais été là.

​La mission de Tails est de préserver la vie privée des utilisateurs

Edward Snowden est sans doute son utilisateur le plus connu, mais depuis sa naissance en 2009, le logiciel libre a été utilisé plus de 40 millions de fois. Et la NSA fulmine. Pour Lucas, « les États-Unis jouent systématiquement sur les deux tableaux : d’un côté, ils font la promotion de la démocratie et des libertés individuelles, de l’autre ils développent des programmes de surveillance de masse, y compris de leur propre population. Ce que reproche la NSA à Tails, c’est d’être un outil de protection efficace selon leurs propres critères ».

L’Internet libre sous pression

Le projet Tails est aussi engagé. « Notre mission est de donner du pouvoir aux gens dans le monde en leur donnant un système d’exploitation qui les protège de la surveillance et de la censure. Nous rendons accessibles des outils de sécurité digitale pour tout le monde, n’importe où. » Pour Lucas, « l’argent ne devrait pas être une limitation pour accéder à l’information, à Internet, à la connaissance et à la communication. Les gens doivent pouvoir s’organiser collectivement sans que l’argent ne soit un frein ».

Internet, comme média libre, est sous pression. Le critère de rentabilité économique étant au centre de la société actuelle, ce qu’on appelle la « neutralité du net » (égalité de traitement des flux de données, de vitesse entre les sites, qu’ils soient la propriété d’Amazon ou d’un citoyen) est attaquée : les fournisseurs d’accès à Internet (comme Orange ou Telenet) veulent pouvoir mettre en place une sorte de « péage ». Les utilisateurs ou les sites qui payent un supplément pourront plus rapidement transmettre des informations d’un point A à un point B, les autres devront patienter sur le côté. Internet ne serait alors plus une autoroute accessible à tous et à la même vitesse. Pour Lucas, « on peut voir l’abandon de la neutralité du net comme une certaine forme de censure. On accédera moins facilement à certains types de contenus ou certains sites web en fonction des politiques décidées par les fournisseurs d’accès. Tails peut alors être utilisé pour dépasser ces limitations ».

Tails attire des profils très différents mais tous en quête d’anonymat : une syndicaliste qui ne veut pas que son patron sache sur quels sites elle se connecte depuis le réseau de l’entreprise ; un militant pour les droits sociaux mis sous surveillance par son État ; un homosexuel dans une famille homophobe ; une journaliste qui veut protéger ses sources… Le monde a certainement bien besoin de projets comme Tails.