Trop grandes que pour être régulées : ces entreprises chimiques qui polluent notre eau

Il y a 20 ans, des vaches sont tombées raides mortes en Virginie-Occidentale, aux États-Unis. Aujourd’hui, les habitants de Zwijndrecht, en Flandre, se voient interdire de manger les œufs de leurs propres poules. Quel rapport entre ces deux faits ? Réponse avec Robert Bilott, l’avocat qui défend les victimes des producteurs de PFOS.

L’été dernier, du jour au lendemain, les habitants de Zwijndrecht, dans la province d’Anvers, n’ont plus pu consommer les œufs pondus dans leurs propres poulaillers. Ceux-ci avaient été empoisonnés au PFOS, une substance chimique indestructible, produite par la multinationale 3M (producteur de Post-it, entre autres, et aussi active en Belgique). Ce produit s’est révélé extrêmement nocif pour les humains. Aux États-Unis, on le sait depuis longtemps. En 1998, Robert Bilott, avocat spécialisé dans la défense des entreprises chimiques reconverti dans celle des victimes, a reçu un étrange appel téléphonique d’un agriculteur de Virginie-Occidentale…

Qui est Robert Bilott ?
Avocat spécialisé dans l’environnement, originaire des États-Unis, Robert Bilott se bat depuis plus de 20 ans contre des sociétés comme DuPont et 3M, en raison des dommages qu’elles causent à l’ensemble de la population mondiale. Au début de sa carrière, il a pourtant travaillé exclusivement pour des entreprises chimiques, c’était même sa spécialité. Il s’est réorienté lorsqu’il s’est rendu compte à quel point elles étaient hypocrites et criminelles. Depuis 1998, il défend les personnes qui sont tombées malades à cause des substances chimiques PFOS et PFOA. Et il n’a pas l’intention de s’arrêter.

« Il m’a dit : ’’Mes vaches tombent raides mortes.’’ Il avait des images vidéo d’une eau blanche et mousseuse provenant d’une rivière où ses vaches s’abreuvaient. Il était convaincu que l’eau contenait quelque chose qui rendait ses animaux malades, et que ça venait de l’usine de DuPont. L’entreprise avait une décharge près de la rivière. Les autorités locales n’ont été d’aucune aide. DuPont était l’un des plus gros employeurs de la ville. Personne ne voulait se mêler d’un problème qui impliquait une décharge lui appartenant. »

Il a donc décidé de vous contacter…

Robert Bilott. Ma grand-mère avait grandi dans cette région. Elle nous a demandé si on pouvait l’aider. C’est comme ça qu’on a pris l’affaire. À l’époque, nous n’avions aucune idée de ce que contenait cette eau. Nous pensions que c’était un problème très localisé.

L’affaire DuPont a fait l’objet du film de fiction Dark Waters (disponible sur Netflix). Le film raconte comment le fermier Wilbur Tennant est entré en contact avec l’avocat Robert Bilott (joué par Mark Rufalo). Il montre comment les habitants de Virginie-Occidentale ont réalisé qu’ils se faisaient empoisonner depuis des années. Comment Robert Bilott est passé de la défense d’entreprises chimiques à celle des victimes.

Qu’est-ce qui vous a fait comprendre que c’était plus important que ça ?

Robert Bilott. Une fois le procès intenté en 1999, nous avons eu accès à des documents internes de la société DuPont. En fouillant dans leurs dossiers, nous avons découvert qu’ils utilisaient un C8, le PFOA, un produit chimique apparenté aux PFOS (voir cadre ci-dessous). 3M le vendait principalement à DuPont depuis 1951.

L'interview continue en-dessous du cadre.

Des produits indestructibles
Les PFOS et PFOA, substances que nous connaissons avec 3M et DuPont, font partie de la famille des PFAS. Ce sont des produits chimiques fabriqués par l’homme. Des carbones liés à du fluor. Imaginez-les comme une chaîne incassable. Le PFOS et le PFOA sont également appelés C8 car ils possèdent huit atomes de carbone. On les surnomme « forever chemicals » car elles sont incroyablement solides, ce qui en fait des substances très utiles dans l’industrie. Mais elles sont également non biodégradables. Elles ne persistent pas seulement dans la nature, dans le sol, dans l’eau... mais aussi dans les êtres vivants, comme les humains. Des entreprises comme 3M fabriquent désormais des produits chimiques C4 ou C6 au lieu de C8. Même système, mais avec un peu moins d’atomes de carbone. Et donc tout aussi nocif pour les humains.

Qu’avez-vous trouvé d’autre dans ces documents internes ? 

Robert Bilott. Leurs scientifiques se sont rendu compte que cela pouvait se retrouver dans l’eau potable, car il y avait des puits publics à proximité. Dès 1984, la société a commencé à collecter des échantillons, en secret. Ils y ont trouvé du PFOA. DuPont a fixé comme niveau de sécurité maximum une particule sur un milliard. Mais dans l’eau, le taux était quatre à cinq fois plus élevé. 

Ils ont fait leurs propres études sur la toxicité du PFOA sur des animaux. Rats, cochons d’Inde, lapins, singes. Ils l’ont classé comme un cancérogène animal confirmé et un cancérogène humain potentiel. En 1988 ! Mais ils ne l’ont dit à personne.

Il a donc continué à être utilisé… 

Robert Bilott. Exactement. Ce produit chimique a été inventé par 3M dans les années ’40. La loi sur la sécurité des produits chimiques des États-Unis date de la fin des années ’70. Pour les produits chimiques existants, c’était donc aux entreprises d’alerter les institutions. On voit le résultat… 

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Quel genre d’arguments l’entreprise a-telle utilisé pour justifier ses agissements depuis tant d’années ?

Robert Bilott. Ils ont dit : « Ce ne sont pas des données humaines. Ce n’est pas pertinent. Ce n’est pas parce que ça s’applique aux rats que ça s’applique aux humains. » C’est pourtant précisément pour cette raison que ces études avaient été menées ! Nous avons donc consulté les études que la société avaient menées sur ses propres travailleurs, montrant l’augmentation du nombre de cancers, de toutes sortes d’effets indésirables, d’anomalies congénitales. Leur argument était le suivant : « Ils sont hautement exposés. Vous n’avez pas suffisamment de preuves démontrant que ces produits chimiques à un niveau plus bas peuvent présenter un danger pour la collectivité. »

Il fallait donc collecter des preuves.

Robert Bilott. C’est ce que nous avons fait. Nous avons mis en place des études cliniques à grande échelle. Plus de 70 000 personnes ont été mise en observation en Virginie-Occidentale. Cela a pris 7 ans. Et il a été confirmé que l’exposition à une concentration même faible était corrélée à six maladies : le cancer du rein, le cancer des testicules, la colite ulcéreuse, les maladies thyroïdiennes, la pré-éclampsie et l’hypercholestérolémie. Mais bien sûr, DuPont le savait depuis les années ’80, depuis qu’elle avait découvert des tumeurs testiculaires chez les rats.

L’argument principal que nous avons entendu, encore et encore, était : « C’est à vous, les personnes exposées, de prouver que notre produit chimique vous fait du mal ! Nous, les entreprises, n’avons rien à prouver ! Ces études ne suffisent pas à prouver qu’il existe un lien de cause à effet. »

Comment cela peut-il ne pas être suffisant ?

Robert Bilott. C’est un problème complexe. Il y a, d’une part, ce qui est considéré comme suffisant d’un point de vue scientifique, et d’autre part, ce qui est suffisant au regard de la loi pour prouver quelque chose. Aux États-Unis, nous n’avons toujours pas de loi fédérale qui stipule : « Ces produits chimiques sont dangereux, et si vous les trouvez à ces niveaux, vous pouvez porter plainte. » Cela permet à ces entreprises de revenir à la charge avec l’argument du manque de preuves.

Bien sûr, l’entreprise et ceux qui font les lois entretiennent des liens étroits. Exemple : des avocats qui travaillaient pour le cabinet privé qui représentait DuPont se sont ensuite retrouvés à la tête de l’Agence de Protection de l’Environnement de Virginie-Occidentale (agence fédérale américaine pour la santé et la protection de l’environnement, ndlt).

La politique des « portes tournantes »…

Robert Bilott. Dans le documentaire The Devil We Know (documentaire sur l’utilisation du PFOA et du PFOS par les entreprises aux États-Unis., ndlr), on voit un ancien haut responsable de l’EPA (l’Agence de Protection de l’Environnement), qui a quitté l’Agence pour devenir consultant pour DuPont sur les questions relatives aux PFAS, et qui aide la société à négocier dans le cadre d’un accord ayant pour objet l’élimination de ces produits chimiques aux États-Unis.

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Quel a été le verdict pour DuPont ?

Robert Bilott. Notre équipe scientifique indépendante a confirmé l’existence d’un lien entre l’exposition au produit et la maladie. Environ 3 500 personnes en Virginie-Occidentale étaient atteintes de l’une de ces six maladies. Ils ont pu intenter des actions en justice contre la société et réclamer des dommages et intérêts. En 2015, ces affaires sont enfin arrivées devant un tribunal. Les trois premiers procès se sont soldés par des verdicts en défaveur de DuPont. Au cours du quatrième procès, la société a opté pour un règlement à l’amiable et indemnisé les victimes à hauteur de 670 millions de dollars. Malheureusement, on a continué à diagnostiquer des cancers chez des personnes. Récemment, DuPont a réglé ces affaires en déboursant 83 millions de dollars supplémentaires. Ils ne font rien de plus que jeter de l’argent au visage des victimes.

Pourquoi des entreprises comme DuPont et 3M ne cessent-elles pas de fabriquer ces substances ?

Robert Bilott. Alors que les informations sur les C8 commençaient enfin à être diffusées dans le monde au milieu des années 2000, DuPont et 3M se sont retirées de la fabrication de PFAO et de PFOS. Mais on leur a donné dix ans pour arrêter progressivement. Et pendant ces dix ans, elles devaient travailler avec les agences fédérales pour mettre au point des « produits chimiques de remplacement sûrs ». Qu’ont-elles fait ? Elles ont retiré des carbones (voir cadre ci-dessous). Au lieu de faire des C8, elles on fait des C6 ou des C4. Et elles ont ressorti la même rengaine : « Vous n’avez pas assez de preuves pour attester que ces nouveaux produits sont dangereux. Toutes ces recherches concernent le C8. Elles n’ont plus rien à voir avec les nouvelles substances. » Malheureusement, on constate qu’elles soulèvent les mêmes problèmes que les C8.

Les scientifiques sont formels : ce système dysfonctionne. Il faut vingt, trente ans pour évaluer la toxicité des substances. On prend des mesures pour les éliminer progressivement et les interdire, mais voilà que l’entreprise les modifie, leur donne un nouveau nom et retour à la case départ ! Aux ÉtatsUnis, nous appelons ça le jeu de la taupe : lorsqu’une taupe apparaît, on la frappe et une autre apparaît aussitôt après. 

Dans la commission d’enquête du Parlement flamand sur les PFOS à Zwijndrecht, les entreprises et les autorités responsables ont parlé de normes réalistes, de rentabilité, de conséquences économiques, mais pas de santé publique. Et aux États-Unis ?

Robert Bilott. Malheureusement, nous avons assisté à la même dynamique. Les sociétés ont même essayer d’étendre le marché, donné des présentations aux agences gouvernementales sur les potentialités de ces produits chimiques. Et leur valeur marchande. « Il y en a partout, donc impossible de réglementer, avancent-ils. Vous allez faire s’écrouler l’économie américaine ! » En d’autres termes : « Parce que nous avons réussi à contaminer autant de personnes et de produits, nous sommes désormais à l’abri de toute poursuite. »

Que pouvons-nous faire en Belgique pour lutter contre la société 3M ?

Robert Bilott. Faites en sorte que les faits et la science soient aussi accessibles et transparents que possible. Je crois qu’on va aller de plus en plus vers un consensus international sur le fait que ces produits chimiques représentent une menace pour la santé publique et l’environnement. Je pense notamment au film Dark Waters, et au fait d’avoir fait comprendre au public qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème localisé, que cela ne se passe pas seulement en Belgique, ni en Virginie-Occidentale, mais que c’est un problème qui concerne le monde entier. Maintenant que nous comprenons enfin quelle est la menace, il est clair que les coupables doivent prendre leurs responsabilités et réparer.