Et tout à coup, il n'y en avait plus que deux : le danger de la concentration des médias

250 millions d’euros. C’est le prix déboursé en juin pour acheter le groupe de médias RTL Belgium. Ce rachat est une révolution dans le paysage médiatique belge. Mais beaucoup s’inquiètent aussi d’une menace pour la vie démocratique dans notre pays...

« Un nouveau géant des médias en Belgique » titrait le journal Le Soir le 28 juin. En effet, c’est une annonce peu banale qu’on a alors entendue : le groupe de presse francophone Rossel et le groupe de presse néerlandophone DPG Media unissaient leurs forces pour racheter RTL Belgium. RTL Belgium, ce sont les chaines de télévision RTL-TVI, Club RTL, Plug RTL, mais aussi les radios Bel RTL et Radio Contact (radio la plus écoutée en Wallonie).

Pour Geoffrey Geuens, professeur à l’université de Liège, ce type de concentration n’est pas neuf. « En 2002, j’ai écrit un livre (L’information sous contrôle) en évoquant l’accélération du processus de concentration dans les médias en Belgique. À l’époque, le nombre de groupes se réduisait comme peau de chagrin. »

Pour ce spécialiste de la socio-économie des médias, ce qui se passe dans le monde médiatique est à l’image du capitalisme : les entreprises se rachètent pour former des monopoles. « Ce serait une naïveté de croire que les patrons de médias sont des philanthropes. Au contraire, ils considèrent les médias comme une marchandise, avec cette dimension particulière qu’il y a plusieurs plus-values qui sont en jeu. Il y a une plus-value économique bien sûr, mais aussi politique et idéologique. »

Et vingt ans après la sortie de son livre, le constat reste le même : « Il y a toujours une absence dans la presse de masse, d’un média réellement progressiste et qui défend le monde du travail. »

N’est-ce pas étonnant qu’un groupe de presse francophone et néerlandophone se mettent ensemble pour racheter RTL, qui est avant tout une chaîne francophone ?

Geoffrey Geuens. Ce n’est pas un hasard, non. D’abord, ils ont une force de frappe financière que d’autres n’ont pas, notamment le groupe IPM (l’autre grand acteur francophone qui possède La Dernière Heure, La Libre Belgique et vient de racheter les éditions L’Avenir, NdlR).

Le deuxième élément, c’est qu’ils ont déjà fait des affaires ensemble. Jusqu’il y a peu, Rossel et DPG Media contrôlaient L’Écho et De Tijd, les deux journaux du monde des affaires. On voit donc bien qu’entre hommes d’affaires du Nord et du Sud, il n’y a pas de problème linguistique ou communautaire.

Qui est derrière les groupes Rossel et DPG Media ?

Geoffrey Geuens. La famille Van Thillo contrôle à 100 % DPG Média. Elle est dans le top 20 des grandes fortunes belges. Ils font partie de la poignée (une trentaine) de milliardaires en Belgique. Donc on est dans le top du top.

Le groupe Rossel est détenu par la famille Hurbain. Eux ne sont « que » millionnaires, mais avec une fortune estimée à 193 millions d’euros.

Certains étaient soulagés que ce soient des familles belges, actives dans les médias, qui rachètent RTL plutôt qu’un fabricant d’armes… N’ont-ils pas raison ?

Geoffrey Geuens. C’est un moindre mal par rapport à des industriels de l’armement comme le groupe Dassault (qui contrôle le journal Le Figaro en France, NdlR). Ou comme aux États-Unis, où un groupe comme General Electric est actif dans le nucléaire et a longtemps été propriétaire de NBC Universal. D’accord. Sauf que ces familles-là, contrairement à ce qu’on dit, n’ont pas que des actifs dans les médias. D’abord, ils ont souvent beaucoup d’actifs dans l’immobilier et ça, c’est déjà un autre marché.

Deuxièmement, le groupe Rossel a longtemps été actif dans le secteur des call-centers, en compris dans les pays de l'Est (Bulgarie). DPG Media contrôlait jusqu'en décembre dernier Mobile Vikings et Jim Mobile, des opérateurs de télécoms tous deux revendus à Proximus. On est encore dans la communication, mais ce n’est déjà plus les médias d’information.

Une autre façon de montrer que c’est problématique, c’est que dans les conseils d’administration de Rossel et de DPG, il n’y a pas que les familles Van Thillo et Hurbain. Il y a toujours des administrateurs dits « indépendants ».

Qui retrouve-t-on comme administrateurs alors ?

Prenons un seul exemple : le président du Conseil d’administration de DPG Media est Ludwig Criel. Inconnu du grand public, il s’agit en réalité du bras droit de la famille Saverys. Il siège dans le Conseil d’administration de plusieurs entreprises de cette famille, qui avec une fortune de près d’un milliard fait partie du top 40 des Belges les plus riches. Ils possèdent la Compagnie Maritime Belge (CMB), Exmar… Ce sont des armateurs qui ont été cités dans le scandale des Panama Papers pour avoir utilisé des montages financiers à partir de paradis fiscaux.. Et c’est une famille historiquement proche du VLD (les libéraux flamands, NdlR).

Et qui siège ou a aussi siégé au Conseil d’administration d’Exmar ou de la CMB ? Le Comte Étienne Davignon (ex vice-président de la Commission européenne), l’ex-Premier ministre Guy Verhofstadt, Wouter De Geest (actuel président du VOKA et ex CEO de BASF Anvers) et le baron Philippe Vlerick. Ce dernier, très proche de notre actuel roi, est vice-président de la KBC, administrateur d'Etex (ex Eternit) et de Mediahuis (groupe de médias belge qui possède De Standaard, Het Nieuwsblad, Gazet van Antwerpen, Het Belang van Limburg, ATV, TVL, NRJ, Nostalgie, NdlR). Cela veut dire que, en passant par une entreprise maritime anversoise, on retrouve dans un même conseil d’administration le président de DPG Media et un administrateur de son concurrent, Mediahuis.

Et chez Rossel ?

Geoffrey Geuens. Pour Rossel, c’est encore plus parlant et problématique. Un des administrateurs indépendants de Rossel est Arnaud Laviolette, un ancien directeur d'ING et de GBL (groupe Albert Frère). Il est maintenant directeur financier de d’Ieteren, leader dans l’importation de véhicules automobiles. La famille d’Ieteren, c’est une fortune estimée à 866 millions d’euros. C’est un des sujets de mémoires que je propose parfois à mes étudiants : il pourrait être intéressant d’étudier comment on parle du marché ou du salon de l’automobile dans les médias du groupe Rossel…

Pour en revenir au rachat de RTL : face à des géants comme YouTube, Facebook, Netflix, certains trouvent normal que les médias belges s’allient pour construire un grand groupe belge…

Geoffrey Geuens. Tout dépend du point de vue. Du point de vue des experts, des économistes dominants, des industriels du secteur, ça peut être vu comme un moindre mal par rapport à un ogre américain. Mais ce point de vue-là n’est pas le mien. Si on regardait ça du point de vue d’un journaliste, d’un travailleur et d’un citoyen belge, ce n’est plus la même chose.

Au niveau des travailleurs de ces médias là : qui dit concentration, dit synergie, dit dégradation des conditions de travail, licenciements et autres. Ce genre de rachat est systématiquement suivi de plans sociaux, de licenciements ou en tout cas, de dégradation des conditions de travail. Je rappelle d’ailleurs qu’il y a trois ans, il y a eu 86 licenciements chez RTL Belgique. À l’époque, Rossel, qui était déjà actionnaire, a laissé faire. Ce ne sont donc pas des philanthropes. Ils ont déjà fait belle la mariée eux-mêmes avant de la racheter.

Et du point de vue des citoyens ?

Geoffrey Geuens. On a des médias de plus en plus concentrés mais qui placent dans un autre emballage un même produit. Par exemple : un journaliste rédige un article pour La Libre Belgique et il le retrouve aussi dans la Dernière Heure.

Au final, c’est un pluralisme qui, déjà, était très limité, qui disparaît. On va arriver à une situation où deux groupes de médias en Belgique contrôlent absolument tout. Avec des journalistes taillables et corvéables, avec des conditions de travail de plus en plus difficiles.

N'oublions pas, par ailleurs, que les propriétaires des médias bénéficient de ce fait également d'une arme politique. Le milliardaire australo-américain Rupert Murdoch (actionnaire d'un des plus grands empires médiatiques au monde, News Corporation) a successivement mis ses médias au service de Margaret Thatcher puis de Tony Blair (Margareth Thatcher et Tony Blair sont deux anciens Premiers Ministres britanniques, l’une Conservatrice, et l’autre Travailliste, équivalent du PS en Grande-Bretagne, ndlr).

Donc il est très clair que ces médias très puissants peuvent casser des partis, des hommes politiques et des campagnes. Cela explique évidemment la très grande docilité des principaux responsables politiques en Belgique vis à vis de ces médias-là. Mais d’autre part, il y a la proximité qu’ils ont, la proximité idéologique et sociologique. On sait qu’il y a aussi des liens très étroits entre les grands patrons de presse, certains éditorialistes et les partis politiques traditionnels.

Quel impact cela va-t-il avoir sur les autres médias ?

Geoffrey Geuens. Ils se retrouvent face à des ogres. Aujourd’hui, ceux qui contrôlent la presse écrite en Belgique francophone comme néerlandophone contrôlent aussi les radios et les deux grandes télévisions privées que sont RTL et VTM. Et cellesci sont dans une position encore plus forte par rapport aux pôles publics (VRT et RTBF). Il y a donc tout lieu de s’inquiéter pour eux. Surtout que la création de ce géant des médias s’accompagne de la création d’un géant en termes de rentrées publicitaires.

Le rachat de RTL va donc rendre la RTBF et la VRT plus fragiles encore. C’est mauvais à moyen terme et à long terme. Les médias publics risquent d’aller plus encore dans une logique libérale pour obtenir des rentrées publicitaires et de multiplier les programmes qui, à mon avis, ne sont pas vraiment dignes de ce qu’on attend d’eux.

Vous et moi ne sommes pas favorables à ce que la VRT et la RTBF vivent des rentrées publicitaires. Mais c’est le cas aujourd’hui, et elles vont être dans une position plus fragilisée encore. C’est très mauvais à court terme pour ce qu’elles vont proposer comme programmes nouveaux et ça va être encore plus difficile de développer des programmes, des émissions ambitieuses, avec une vraie logique d’éducation, de citoyenneté critique, etc. Donc, c’est très, très inquiétant. Et on ne voit surtout pas de volonté politique de redonner ses lettres de noblesse, avec un vrai financement, à un service audiovisuel public.

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Pour contrer ces monopoles privés, ne devrait-on pas créer plus de synergie entre les deux médias publics (VRT et RTBF) ?

Geoffrey Geuens. Idéalement, on devrait avoir un pôle audiovisuel public très fort et quelques possibilités très limitées laissées au privé, point. C'est sûr aussi qu'un rapprochement VRT-RTBF pourrait couper un peu l’herbe sous le pied aux nationalistes et régionalistes du Nord, comme du Sud. Toujours concernant les médias publics, il faudrait avoir des institutions pleinement publiques. Elles devraient être placées sous contrôle de la collectivité et financées exclusivement par de l'argent public (plus aucune publicité commerciale).

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Comme progressiste, on ne peut qu'être choqué par la manière dont ces médias sont aujourd'hui gérés. Les CEO de la VRT et de la RTBF ne devraient avoir aucun lien, passé ou présent, avec de puissants intérêts privés. Or ce n'est pas le cas actuellement. Le nouveau directeur de la VRT Frederik Delaplace est, comme par hasard, l'ancien PDG de Mediafin (alors propriété conjointe de Rossel et Roularta, un autre groupe de presse). 

Quant à la RTBF, elle est de longue date dirigée par le socialiste Jean-Paul Philippot. Il est à l'origine du plan Magellan qui était destiné, comme on dit pudiquement, à « moderniser » l'entreprise et qui avait mobilisé contre lui la CGSP. M. Philippot est en outre administrateur du groupe P&V Assurances et de plusieurs de ses filiales. Et au conseil d’administration de ces médias publics, on devrait y retrouver des représentants des travailleurs, des usagers de ces services publics, etc.

Concernant les médias privés, n’y a-t-il pas des règles qu’on pourrait édicter au niveau structurel, pour éviter des fusions par exemple ?

Geoffrey Geuens.  Il y a au moins deux mesures qu’on pourrait prendre. La première est rappelée dans le documentaire Les nouveaux chiens de garde (un documentaire qui explore les liens entre les médias français et le pouvoir politique, NdlR) : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Conseil national de la résistance (le CNR, organe qui coordonne et dirige la résistance, mais prépare aussi l’après-guerre, NdlR) visait notamment à libérer la presse des puissances d'argent. 

Comment ? Notamment en interdisant toute concentration dans le secteur des médias, qu'elle soit horizontale ou verticale. Donc c’est comme si on disait aux Van Thillo, vous aurez le journal De Morgen, point ! Il faudrait bien sûr réfléchir à comment la mettre en place. Malheureusement, je ne vois pas la plupart des partis politiques aller sur ce terrain-là, notamment en raison des collusions que j’ai évoquées. C’est une montagne qui est devant nous.

Y a-t-il une montagne plus facile à franchir ?

Geoffrey Geuens. Ce serait de s’attaquer aux aides de l’État à la presse... Est-ce logique que des millions d’euros aillent à des géants comme IPM, Rossel, DPG, etc ? On n’a pas besoin d’aider ces monopoles privés de l'information. On devrait plutôt réserver cette aide publique à des médias vraiment indépendants comme Médor, Apache, etc. Les grandes fortunes qui contrôlent les grands médias n'ont pas besoin de cet argent. Par contre, il serait très utile à bien d'autres projets portés par des journalistes désireux d'apporter un peu de pluralisme en Belgique.