Interview de l'économiste Henri Houben : « Le moteur qui assure la croissance est cassé »

Avec La crise de 30 ans – La fin du capitalisme ? (que les éditions EPO viennent de traduire en néerlandais dans une version actualisée sous le titre De veertigjarige crisis – Het einde van het kapitalisme ?), l’économiste Henri Houben n’a certes pas écrit le premier ouvrage sur la crise que traverse notre monde. Mais il se distingue des milliers de pages déjà écrites à ce sujet. Henri Houben ne voit en effet aucun salut dans un capitalisme mieux régulé. La crise est inévitable dans le capitalisme, il faut faire plus que de s’en prendre à ses excès. Nous avons besoin d’un autre système.  

L’économie mondiale se trouve-t-elle réellement dans une situation de crise ininterrompue depuis plus de 40 ans ? 

Henri Houben. Depuis les années 1970, nous subissons une crise structurelle. L’évolution de l’économie mondiale se caractérise depuis 30 à 40 ans par peu de hauts, mais surtout par de nombreux creux. Régulièrement, une crise éclate. On cherche alors des solutions, mais chaque « résurrection économique » est chaque fois suivie d’une nouvelle crise. Depuis 2008, nous connaissons la crise la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous voyons que la base structurelle ne peut plus surmonter ses contradictions.   

Que voulez-vous dire ? 

Henri Houben. Cette crise est une crise de surproduction. Face à ce que les gens peuvent acheter, il y a un excédent de produits et de capacité de production. Surtout aux États-Unis, on a atténué ce problème structurel en créant une consommation supplémentaire. Mais celle-ci était artificielle, elle a été créée en plongeant les ménages américains dans les dettes. Ce sont non seulement les entreprises américaines qui en ont profité, mais aussi les producteurs en Asie et en Europe qui ont trouvé un important marché de débouchés aux États-Unis. Ils ont pu profiter eux aussi des grandes possibilités de consommation des ménages américains. C’est ainsi qu’une croissance économique modeste est restée possible. 

Mais, comme on l’a dit, son moteur a été la création de dettes. C’est allé de pair avec une forte reprise des marchés financiers. En 2000-2001, ce système s’est mis à craquer avec le krach de la bourse de la technologie américaine, le Nasdaq. La Banque centrale américaine a cherché une nouvelle solution et l’a trouvée sous la forme d’une forte réduction du taux d’intérêt de base. Il en a résulté que le taux d’hypothèque a baissé et qu’à court terme, le marché de l’immobilier s’est accru incroyablement vite. Il est devenu plus attrayant pour une famille américaine de contracter un prêt et d’acheter une maison.  

Et, sur ce marché américain du logement, c’est alors que ça s’est mal passé... 

Henri Houben. En effet, il est apparu une bulle spéculative. Les agences immobilières ont su convaincre les familles qui, en réalité, ne pouvaient rembourser un prêt hypothécaire, d’acheter quand même une maison. Les agences de crédit leur ont proposé des prêts hypothécaires dont les remboursements ne représentaient rien durant les deux premières années. Mais, à partir de la troisième année, ils devenaient de plus en plus lourds. Cela n’avait pas l’air si grave, on misait sur le fait qu’en cas d’incapacité de paiement, la maison pouvait être vendue avec bénéfice. Les prix des logements allaient quand même continuer à grimper. Mais la bulle a éclaté. Le taux d’intérêt de base a remonté. De trop nombreuses familles ont dû vendre leur maison, il y a eu une offre excédentaire sur le marché et les prix ont commencé à baisser. Les agences de crédit se sont retrouvées dans les problèmes et une crise gigantesque est apparue dans tout le secteur financier. Et la grande crise de 2008 a éclaté. 

Le moteur qui assurait la croissance était cassé. Le système s’est effondré. Le problème de la surproduction est réapparu et, depuis, l’économie mondiale cherche en vain un nouveau moteur de croissance. Mais, par manque de solutions, il n’y a pas de véritable relance. C’est pourquoi cette crise est plus grave et plus dangereuse que toutes les autres et le risque d’une nouvelle déflagration, encore plus grave, est donc très probable. 

Entre l’édition en français (« La crise de trente ans ») et celle en néerlandais du livre, quatre ans se sont écoulés. Entre-temps, bien des choses se sont passées. Avez-vous actualisé votre livre ? Votre analyse de 2011 est-elle restée inchangée ?  

Henri Houben. Tous les chiffres ont été actualisés et, en outre, je n’ai adapté que deux chapitres. Quant aux chapitres plus « historiques », qui expliquent le chemin vers la crise, je n’y ai pas touché. Selon moi, ils restent pertinents et donnent une bonne explication de la crise actuelle. Nous sommes toujours confrontés aux mêmes problèmes qu’en 2011. La crise de surproduction n’a toujours pas été résolue.  

Les deux chapitres modifiés décrivent la crise dans la zone euro et ses suites possibles. (Ils sont disponibles sur www.solidaire.org, NdlR).  Les États-Unis ont complètement épuisé leur capacité d’activer l’économie mondiale. Mais, si d’autres blocs de pouvoir veulent reprendre ce rôle, cela ne se fera pas sans coup férir. Les États-Unis ne renonceront pas à leur hégémonie sans rien tenter. 

Ces derniers mois, nous découvrons toutefois aussi dans les médias des signaux prudemment positifs sur la situation économique. Ainsi, le Bureau belge du plan prévoit la création de 500 000 nouveaux emplois, grâce à la croissance économique des 5 années à venir. Selon vous, ces informations sont-elles fiables ? 

Henri Houben. Non, mais il faut savoir comment ces institutions en viennent à de telles perspectives. Elles utilisent pour cela des modèles économiques et mathématiques qui ne sont pas en mesure de prévoir des chocs. Donc, si tout va bien, ces prévisions se réaliseront. Mais, dans la situation actuelle, il va de soi que des chocs se produiront. Ne pensons qu’à la possible sortie de la Grèce de la zone euro. Aucun modèle ne peut en prévoir l’impact. Donc, il convient de traiter ces perspectives avec la plus grande méfiance. 

La nouvelle politique monétaire de la Banque Centrale européenne (BCE) ne pourra-t-elle pas remettre le moteur en route ? 

Henri Houben. Je ne le pense pas. La BCE n’y croit même pas elle-même. Elle sait pertinemment bien qu’elle peut donner un milliard d’euros aux banques, mais que ces banques n’investiront pas immédiatement cet argent dans l’économie réelle. Des changements peuvent se produire mais, en ce moment, il n’y en a pas. Le risque existe que les banques fassent couler leur argent surtout vers les courants financiers, ce qui alors provoquera de nouvelles bulles. Que celles-ci éclateront alors, c’est difficile à prévoir. Mais quand une crise se produit quelque part, cela devient alors très probable.   

Comment, en fait, peut-on découvrir une telle bulle ?

Henri Houben. Quand apparaît une importante tension entre la valeur des marchandises ou d’un secteur de l’économie réelle et la notation sur les marchés financiers, on sait alors qu’on est confronté à une bulle. Dans la pratique, ce n’est pas toujours aussi facile à détecter. J’ai compris à la fin des années 1990 déjà que l’économie mondiale était en mauvaise posture. Au début des années 2000, je me suis rendu compte que la grave déflagration aurait vraisemblablement lieu aux États-Unis. Mais je ne pouvais pas prévoir qu’elle se produirait via une bulle dans le secteur immobilier américain. Je connais insuffisamment ce secteur. Ce sont des gens qui connaissent leur sujet et qui ont une expérience pratique dans le secteur qui, à un moment donné, ont constaté une situation anormale.  

La crise a éclaté aux États-Unis, mais ils semblent pourtant la digérer mieux qu’en Europe. Comment expliquer cela ? 

Henri Houben. C’est en effet un nouvel aspect. En 2011, il était logique de penser que c’étaient surtout les États-Unis qui allaient être sévèrement touchés. Et je reste convaincu que l’économie aux États-Unis connait des problèmes fondamentaux qui n’ont pas été résolus. Mais l’impact des États-Unis sur l’économie mondiale reste grand. Il ne faut pas oublier que les États-Unis restent la première puissance économique et militaire. Le dollar est toujours la principale monnaie du commerce mondial.  

La situation aux États-Unis est extrêmement fragile. Les États-Unis sont aux prises avec une balance commerciale très déséquilibrée. Ils importent environ 500 milliards de dollars de plus qu’ils n’exportent. Pour maintenir en équilibre la balance de paiement de leur économie, ils doivent la compenser. La seule façon de le faire, c’est d’importer du capital. Une chute possible du dollar reste d’ailleurs l’hypothèse la plus dangereuse, dans cette crise. Ces dernières années, ce capital est surtout entré via l’achat d’obligations d’État américaines par les banques centrales étrangères, comme celle de la Chine. Si ce mécanisme tombe et que ces 500 milliards ne rentrent pas, le dollar va tomber et il entraînera le monde entier dans sa chute.  

Alors, les autres grands blocs ont peu d’intérêt à faire cesser le flux d’argent vers les États-Unis ? Ils en seraient eux-mêmes les victimes. 

Henri Houben. En effet, mais les banques centrales étrangères ne peuvent pas continuer éternellement à combler le déficit commercial des États-Unis. 

Donc, les États-Unis s’en tirent mieux que l’UE grâce à la position privilégiée du dollar ? 

Henri Houben. Un autre facteur entre encore en jeu. La politique américaine de relance a agi plus rapidement et a été moins sévère sur le plan budgétaire. Elle a fourni des plans plus osés que la politique européenne. L’Union européenne n’a pas la même position de pouvoir dans le monde. Elle est également divisée, et il est à peine question de solidarité entre les États membres. Et, par-dessus tout, partout en Europe on mène une sévère politique d’austérité, via laquelle on démantèle la sécurité sociale et les services publics. Pourtant, ce sont les deux meilleurs pare-chocs contre la crise. 

En tant qu’économiste de gauche, on vous associe presque automatiquement, aujourd’hui, à Thomas Piketty et son livre « Le capital au 21e siècle ». Y a-t-il un lien entre votre livre et le sien ? 

Henri Houben. Piketty a un tout autre angle d’approche. Son analyse couvre une longue période de 200 ans, la mienne, une période plus courte de 40 ans. Piketty ne fait pas d’analyse de la crise, mais du développement de la répartition inégale des richesses tout au long de l’histoire du capitalisme. Donc, il y a peu de chevauchement entre les deux livres.  

Mon sujet n’est pas tant le développement de l’inégalité, mais le développement de la crise. Le thème de l’inégalité m’intéresse toutefois, parce qu’il est produit automatiquement par le capitalisme. C’est également l’une des explications fondamentales à la crise. 

Finalement, nous en arrivons aussi à des conclusions différentes. Piketty pense plus dans le sens d’une régulation du capitalisme, alors que j’en arrive, à partir de mon analyse de la crise, à une sortie du capitalisme. Ma conclusion est que les crises sont inhérentes au système, donc, si on veut se débarrasser de la crise économique, il faut introduire un autre système.  

De nombreux livres populaires sur la crise économique expriment une indignation morale sur les pratiques qui ont mené à la crise, sur la façon dont les élites prennent la chose. Dans votre livre, cette indignation est moins présente. 

Henri Houben. J’ai bien sûr un jugement moral sur ce qui se passe dans le monde. C’est pour moi une motivation à étudier cette crise et à rédiger un livre à son propos. Mais j’essaie de ne pas trop laisser transparaître mon jugement moral dans mes arguments. J’apporte une analyse rationnelle de la façon dont le capitalisme coïncide inévitablement avec le déchaînement de crises. Comment cela va évoluer par la suite, il est difficile de le prévoir, mais je sais toutefois une chose : aucun problème à la base de la crise actuelle n’a été résolu. Nous pouvons donc nous préparer à des crises encore plus graves.  

Prenons par exemple la zone euro. Il y a là un important vice de construction en appliquant une politique monétaire à des États membres qui se retrouvent dans une situation impossible. On ne peut résoudre cela qu’en organisant la solidarité mais, en aucune façon, on n’en a l’intention. Nous sommes très près de la sortie de la Grèce. C’est vraiment une boîte de Pandore. 

Comment peut-on mettre cette solidarité en place ? 

Henri Houben. Introduisez par exemple des euro-obligations. Ce sont des emprunts communs où joue la solidarité entre les pays. Cela pourrait signifier une bonne solution. De leur propre chef, les États européens n’y viendront pas, ils préfèrent jouer à la politique de l’autruche. Une aggravation de la crise sera nécessaire, ou alors, une forte lutte sociale. 

On a l’impression que bien des économistes glissent vers la gauche. Des libéraux, comme Paul De Grauwe, expriment de sévères critiques contre la politique d’économies ou contre la façon dont on aborde la situation en Grèce.

Henri Houben. Il y a en effet des économistes qui sont critiques à l’égard de la politique néolibérale. Je pense à des gens comme Paul Krugman et Joseph Stiglitz. Ou Bruno Colmant, l’ancien chef de cabinet de Didier Reynders. Ils peuvent écrire des éditoriaux dans les journaux mais ils sont bien moins écoutés dans les échelons supérieurs. 

Par conséquent, ce ne sont pas non plus ces économistes qui font la pluie et le beau temps au sein des gouvernements. Là, ce sont les intérêts des multinationales qui entrent en scène. En Europe, c’est très clair. Il n’est pas nécessaire d’être économiste pour voir que la politique d’économies est idiote. Même le FMI, une composante de la Troïka, l’a démontré noir sur blanc. Ils admettent qu’ils appliquent le même modèle dans chaque pays. Un pays qui a des problèmes est abordé de façon isolée. Ils exigent que le pays prenne des mesures pour devenir plus compétitif, de sorte qu’il puisse exporter vers un pays voisin qui fonctionne mieux. On se retrouve bien sûr dans les problèmes, quand on impose ce modèle à tous les pays. Qui doit encore consommer ces exportations, dans ce cas ? Et, pourtant, en Europe, on s’obstine à continuer sur cette voie. 

Avez-vous un ouvrage à conseiller au lecteur qui, après votre livre, voudrait approfondir encore ses connaissances dans les lois du capitalisme ?  

Henri Houben. Oui, certainement. À l’Université marxiste d’été, nous organisons cette année un groupe de lecture autour du « Capital » de Karl Marx. J’accompagne le groupe francophone et un collègue accompagne le groupe néerlandophone. En quatre jours, nous prendrons bien en main l’œuvre vivante de Marx. C’est un must ! 

La Crise de trente ans, 480 p., 25 euros, est toujours disponible au PTB Shop, ainsi que
« De veertigjarige crisis – Het einde van het kapitalisme ? », 365 p., 34,90 euros.