« Le système a une lourde responsabilité dans la prise en charge de la toxicomanie »

Nous rencontrons Tonny Van Montfoort (50 ans) à la bibliothèque Permeke d’Anvers. Cette bibliothèque est une des initiatives pour améliorer le quartier qui souffre d’une mauvaise réputation et où traînent de nombreux drogués. Tonny est un « expert du vécu », qui a lui-même été toxicomane.

Que signifie être un « expert du vécu » ?

Tonny Van Montfoort. Cela signifie que j’exerce un travail dans un domaine que je connais très bien par mon expérience personnelle, en l’occurrence la consommation de drogues et tout ce qui tourne autour de cette question. En fait, j’ai un peu créé moi-même mon job, suite au fait qu’en 1999, j’ai eu la chance de pouvoir retravailler sur base de l’article 60 (un statut permettant à un CPAS de réinsérer une personne sur le marché de l’emploi, NdlR). J’ai ainsi pu mettre sur pied une association pour défendre les intérêts des personnes souffrant de toxicomanie. Il faut savoir que, dans le temps, je parle des années 1980, personne ne parlait jamais avec les toxicomanes, il n’y avait pas de réseau d’accueil ni d’aide. Pour eux, c’était ou la rue ou la prison. Et cette décision était prise à votre place, votre avis ou votre intérêt n’avait aucune importance. Je l’ai moi-même vécu. C’est pour cela qu’avec quelques collègues et d’autres experts du vécu, nous avons fondé une sorte de syndicat pour donner une voix aux consommateurs de drogues. 

Quand et comment êtes-vous devenu toxicomane ?

Tonny Van Montfoort. J’ai commencé très jeune à consommer. Cela a beaucoup à voir avec le groupe d’amis que vous fréquentez. En effet, dans ma jeunesse, je n’ai jamais manqué de rien. Ma famille était assez aisée, j’aimais aller à l’école, je recevais de l’amour de mes parents. Pour moi, prendre de la drogue, c’était plutôt un voyage exploratoire. C’est seulement à partir du moment où j’ai eu maille à partir avec la justice que je suis devenu un vrai junkie.
J’ai été arrêté et envoyé dans un centre de désintoxication. À cette époque, tout était encore totalement centré sur l’abstinence, c’est-à-dire une absence complète de consommation. Parce qu’on avait uniquement le choix entre le centre de sevrage ou la prison, il y avait beaucoup de types louches dans ces centres. C’est là que ma consommation est devenue problématique. 

Comment avez-vous arrêté ? Ou alors avez-vous réussi à contrôler votre consommation ?

Tonny Van Montfoort. Cela n’a marché que lorsque je suis entré en contact avec la Free Clinic. Là, ils ne m’ont pas culpabilisé du fait de mon addiction, et ils m’ont dit qu’il y avait un problème dans le système en vigueur. La Free Clinic pratique la Harm Reduction, un travail pour réduire les dommages. On m’a donné de la méthadone (un substitut légal à l’héroïne, NdlR), ce qui m’a permis de remettre de l’ordre dans ma vie.
Je prends toujours de la méthadone, en doses « d’entretien ». J’ai une fois essayé d’arrêter, mais j’ai alors fait une rechute, et ma santé s’est alors fortement dégradée. Par exemple, j’ai attrapé une hépatite C. On est contaminé par cette maladie via le sang, en utilisant les mêmes seringues que d’autres. Savez-vous qu’en Europe, il y a davantage de personnes qui meurent de l’hépatite C que du sida ? J’ai alors réalisé que je devais tout simplement l’accepter : je suis toxicomane. Cela n’a rien à voir avec mon caractère, parce que j’ai mis de l’ordre dans ma vie et je fonctionne bien.
Pour moi, la méthadone est comme l’insuline pour un diabétique. Je pense que le plus important que nous puissions faire pour les toxicomanes, c’est limiter au mieux les dégâts. J’en suis un exemple vivant. Dans ma tête, tout va bien, mais mon corps est en très mauvais état. 

La majorité au pouvoir à Anvers est fière de sa « war on drugs », sa guerre contre la drogue. Que pensez-vous de cette politique ? 

Tonny Van Montfoort. À la fin des années 1980, le ministre de la Justice de l’époque, Melchior Wathelet (cdH), a aussi essayé cette voie. Le résultat a été des dizaines de morts par la drogue. En arrêtant les petits poissons et en laissant courir les gros requins, la situation ne fait qu’empirer. On constate déjà maintenant les résultats négatifs. Il n’y a pas un gramme de drogue en moins dans les rues, au contraire. Le prix en rue continue à baisser, ce qui fait que la consommation augmente et donc, les profits de ce commerce aussi. Pour moi, mener une telle politique répressive revient à s’allier avec la mafia. 

Anvers Nord est connu pour être le quartier qui compte le plus de toxicomanes. 

Tonny Van Montfoort. Anvers Nord est un quartier pauvre, où habitent pas mal de gens ayant un problème d’addiction. Dans la partie sud de la ville, ils ont les moyens de payer des transactions pénales et ils peuvent tranquillement continuer à consommer. 

Quelle est selon vous la politique possible en matière de drogue ?

Tonny Van Montfoort. En tout premier lieu, la prévention est essentielle, par exemple dans les écoles. Il y a suffisamment d’organisations qui font de la bonne prévention. Ensuite, diffuser de l’information sérieuse aux parents et aux connaissances des toxicomanes peut aussi être très utile. Quand on a davantage de compréhension de son entourage, le risque d’isolation est moindre. 

Je suis par ailleurs pour la régulation de la consommation. Cela signifie que l’on fixe des règles à celle-ci. Cela permet d’avoir plus de contrôle sur la consommation, par exemple en installant des lieux pour les consommateurs de drogues, également des endroits où ils peuvent dormir sans devoir payer beaucoup, des « cannabis social clubs », par la distribution contrôlée d’héroïne, etc. L’octroi d’héroïne est médicalement responsable, cela marche dans plusieurs pays. Au moins, ce truc est pur, et il y a moins d’overdoses. Par exemple en Suisse, après deux tentatives de désintoxication, on peut éventuellement avoir droit à l’octroi d’héroïne. C’est tout autre chose que d’en vendre au supermarché, mais au moins de cette manière on garde le contrôle sur la consommation de celle-ci. Actuellement, dans de grands festivals comme Tomorrowland, il y a déjà certaines organisations qui diffusent de l’information utile sur les drogues et sur une consommation plus sûre de celles-ci.

Que voudriez-vous encore exprimer comme message ?

Tonny Van Montfoort. J’aimerais demander aux gens d’êtres ouverts et de défendre les plus faibles, dont font partie les gens souffrant d’une addiction. Qu’on le veuille ou non – et je pense qu’il faut donner une place à cela –, il faut des gens qui fassent en sorte de limiter le plus possible les dégâts et les victimes. 

Article publié dans le mensuel Solidaire d’avril 2017. Abonnement.