« Seul un oui est un oui » : L'Espagne se donne les moyens de lutter contre les violences sexistes

La loi historique intitulée Sólo sí es sí (« Seul un oui est un oui ») est le fruit d'un large mouvement féministe. Avec elle, l’Espagne se donne les moyens de combattre la violence sexiste. Interview exclusive d’Irene Montero, ministre espagnole de l'Égalité, féministe engagée et initiatrice de la loi.

Née en 1988, Irene Montero, mère de trois enfants, est ministre dans le gouvernement de Pedro Sanchez. Elle a été élue sur la liste Unidas Podemos, une coalition électorale réunissant essentiellement Podemos et Izquierda Unida (« Gauche Unie »).

Depuis des années, elle est une figure de proue de la lutte contre les inégalités, la discrimination et les violences faites aux femmes. Son activisme lui a valu de nombreuses attaques de la part de l'extrême droite. Pourtant, elle continue son combat : Irene Montero est convaincue qu'une société féministe est meilleure tant pour les femmes que pour les hommes. Elle est à l’origine de la loi Sólo sí es sí.

En Espagne, la loi Sólo sí es sí est une avancée historique pour les droits des femmes. En quoi consiste-t-elle ?

Irene Montero. Sólo sí es sí a deux objectifs clairs. D'une part, elle insiste sur la notion de « consentement », garantie fondamentale de la liberté sexuelle des femmes. Parce que « seul un oui est un oui ».

Avant, lorsqu’une violence sexuelle avait lieu, il y avait cette idée que « c’est à la victime de se défendre ». Désormais, c'est l’accord de la femme qui est au centre. Ce qui est conforme aux dispositions de la Convention d'Istanbul (un traité international qui contraint les États signataires, dont l’Espagne, mais aussi la Belgique, à lutter activement contre les violences faites aux femmes, NdlR).

Par ailleurs, la loi entend empêcher que, dans le cadre de violences sexistes, il y ait des victimes de « première catégorie » et de « seconde catégorie ».

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Qu’entendez-vous par là ?

Irene Montero. En Espagne, les femmes victimes de violences perpétrées par leur partenaire ou ex-partenaire bénéficient déjà, depuis 2004, d'un niveau de protection très élevé, grâce à la loi sur la protection des femmes victimes de violence conjugale.

Toutefois, il était essentiel que le gouvernement trouve des solutions pour toutes les autres victimes de violence sexiste (et pas seulement les victimes de violences conjugales). La loi inclut donc désormais les victimes de viols, d'abus sexuels, de comportements inappropriés au travail ou dans les écoles et universités, de mutilations génitales ou de mariages forcés, de violences gynécologiques, d'exploitation sexuelle et de traite des femmes…

Toutes ces victimes ont des droits. Et les pouvoirs publics ont le devoir de veiller à ce que ceux-ci soient respectés.

Comment cela s’applique-t-il, sur le terrain ?

Irene Montero. L’aspect le plus important de cette loi est l'introduction d’un système de protection et d'assistance aux victimes. Celui-ci prévoit la mise en place, dans chaque province, d'un centre de crise où les victimes seront prises en charge. Pas seulement immédiatement après une agression, mais aussi à chaque fois que cela s’avère nécessaire.

Nous encourageons une prise en charge globale des victimes sur l'ensemble du territoire, que ce soit en face à face, par téléphone ou en ligne. Dans le contexte d'une crise sanitaire comme celle que nous traversons actuellement, il est encore plus urgent de protéger les femmes contre les violences sexistes.
Nous développons des programmes spécifiques où l'accent est mis sur la prévention de la violence, l’aide aux victimes et leur droit à obtenir réparation pour le préjudice subi. La loi prévoit également des centres de crise joignables 24 heures sur 24.

Autre grande nouveauté : nous apportons notre soutien aux services d’aide à la jeunesse, avec des équipes spécialisées dans la prise en charge des enfants victimes d'abus sexuels.

Peut-on parler d’une victoire du mouvement féministe ?

Irene Montero. Cela faisait bien longtemps que le mouvement féministe réclamait une modification de la législation. Il y a moins d'un an, c’était encore inimaginable que ces revendications se traduisent en lois. Cette loi a été obtenue grâce à toutes les femmes qui ont manifesté contre le verdict rendu dans l'affaire de La Manada (« La Meute ») et dans d'autres cas de meurtres ou d'agressions à caractère sexuel.

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Sólo sí es sí apporte également une série de modifications au code pénal.

Irene Montero. La réforme du code pénal consiste principalement en un changement de paradigme (cadre de pensée avec lequel on analyse le monde, NdlR) : la loi est désormais basée sur le consentement de la femme.

En outre, des mesures ont été incluses pour mettre fin à l'impunité de l'industrie du proxénétisme. Malheureusement, ce n'est pas pour rien que l'Espagne continue d’être qualifiée de « bordel de l'Europe ». Il est essentiel de poursuivre ceux qui encouragent l'exploitation sexuelle d’autres personnes et en tirent profit, ainsi que ceux qui profitent de l'existence de lieux d'exploitation sexuelle. Nous voulons rayer les maisons de passe de la carte.

En Belgique, on critique souvent le manque de formation des policiers et des juges à propos des violences sexistes. Que prévoit la loi espagnole à ce sujet ?

Irene Montero. Une section complète de la loi est consacrée aux services de sécurité et au pouvoir judiciaire. Celle-ci vise la formation du personnel et la prévention de la violence. Lorsqu’un jugement est prononcé, il est déjà trop tard, hélas. Quand une femme est tuée, c’est que nous avons failli à notre devoir en tant que gouvernement. Nous partons de cette optique afin de prévenir la violence à l'égard des femmes.

Quel est le montant alloué à la lutte contre les violences faites aux femmes ?

Irene Montero. Nous consacrons un budget d’un milliard d'euros sur cinq ans à la mise en œuvre du Pacte national contre la violence de genre (un texte approuvé par le Parlement espagnol contenant 200 mesures pour protéger les femmes victimes de violences, NdlR). Ce Pacte a été une étape importante dans la lutte contre les violences sexistes.

Dans un premier temps, en tant que membres d'Unidas Podemos, nous avions critiqué le budget alloué à l’application de ce Pacte, car nous le jugions insuffisant. Nous y ajoutons donc 78 millions dans le budget global de l'État proposé pour 2021. Celui-ci est actuellement en cours de discussion au Congrès des députés (une des deux Chambres du Parlement espagnol, NdlR).

En 2021, l'Espagne consacrera donc 278 millions d'euros à la lutte contre les violences sexistes…

Irene Montero. Et ce montant augmentera encore progressivement dans les budgets futurs. C’est une grosse somme, mais cela reste insuffisant. Nous en sommes conscients. Il est important d'évaluer correctement la violence contre les femmes et de la considérer comme un problème structurel dont une femme sur deux est victime dans notre pays.

Peu de victimes portent plainte (parce qu’elle ont peur qu’on ne les croie pas, peur des représailles, etc.). Votre plan apporte-t-il une solution à cela ?

Irene Montero. L'ensemble de la société doit être impliquée dans la lutte pour l'élimination de la violence. La société, dans son ensemble, doit devenir un canal d'alerte. Par exemple, si vous consultez un pédiatre avec votre enfant, vous devriez pouvoir lui communiquer votre besoin d’aide et de protection, en toute sécurité.

Pourquoi la femme doit-elle déposer plainte pour être protégée ? Pourquoi ne pas l'aider dès le début, dès le premier signal d’alerte ? Ces tâches sont bien exécutées par les centres d'aide aux victimes. Ces institutions devraient également faire partie des pouvoirs publics. Ouvrons les portes pour protéger les femmes plus rapidement.

Qu’en est-il de l’aspect « prévention » dans votre plan ?

Irene Montero. Ces dernières années, l'accent a été mis sur le renforcement des aspects répressifs de la législation. C'est ce que nous devons changer. Parce que, comme je l'ai déjà expliqué, s’il y a un procès ou si une plainte est déposée, c’est qu’il est trop tard : l'agression a déjà eu lieu.
La prévention et la sensibilisation dans les secteurs de l'éducation, des soins et des services sociaux sont extrêmement importantes. Dans le domaine du numérique aussi, car la cyberviolence est, elle aussi, en augmentation.
Nous sommes parfois critiqués lorsque nous dénonçons la publicité sexiste avec l’Instituto de la Mujer (« Institut de la Femme »). Mais nous sommes persuadés que le fait de traiter les femmes comme des objets sexuels est l'un des fondements de la violence.

Que prévoit le plan pour les violences faites aux femmes sur leur lieu de travail ?

Irene Montero. Nous avons travaillé avec les syndicats pour prévenir le harcèlement sexuel ou genré au travail. Même dans les services gouvernementaux. Nous y promouvons le Plan stratégique pour l'égalité du ministère de l'Égalité et collaborons avec d'autres ministères.

Nous élaborons des plans d'action spécifiques en matière d'égalité. Nous le faisons également dans les centres de détention, tels que les prisons ou les centres pour réfugiés. Pour prévenir la violence, nous devons établir des zones de sécurité avec tout le monde, y compris les agences gouvernementales.

Votre ministère envisage-t-il de modifier la loi sur l'avortement ?

Irene Montero. La loi a été modifiée en 2010. Pendant les 22 premières semaines de grossesse, une femme peut recourir à l'Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) sans être tenue de remplir une série de conditions. C’était une grande avancée. Cependant, le gouvernement du Partido Popular (Parti populaire, de droite) a introduit une contre-réforme. Ils ont empêché que les femmes de 16 à 18 ans puissent se faire avorter sans le consentement des parents. En outre, les femmes étaient tenues d'observer une période de réflexion de trois jours avant de prendre leur décision. Nous devons modifier ces aspects de la loi, ainsi que la section sur les soins de santé sexuelle et reproductive.

En Espagne, l'extrême droite gagne du terrain. Qu'est-ce que cela signifie pour le mouvement féministe et les droits des femmes ?

Irene Montero. L'extrême droite a décidé de réprimer les droits des femmes partout dans le monde. Elle persécute et harcèle les féministes. Elle est en effet bien consciente que, s'il existe un mouvement politique, théorique et social capable de venir à bout de leur vision machiste, raciste et ultra-conservatrice, c'est bien le mouvement féministe. Nous le constatons en Pologne, où une mobilisation historique défend les droits des femmes. Nous l'avons aussi vu en Hongrie et en Espagne, où le ministère de l'Égalité est à la tête de la lutte contre l'extrême droite.
Notre ministère vise à protéger les droits humains de toutes les femmes et de toutes les personnes, sans distinction de classe, de race, d'orientation sexuelle ou d'identité de genre. L'intimidation à laquelle se livre l'extrême droite vise à exclure et à discréditer toute femme qui défend ses droits. Nous continuerons à nous battre, afin d'éviter que leurs positions ne conduisent à une érosion des droits civiques.

Magda De Meyer (ancienne présidente du Conseil des femmes néerlandophones)
« La Belgique a beaucoup à apprendre de l'Espagne : les tribunaux spéciaux qui statuent dans les 72 heures, l'aide juridique gratuite, l'alerte au harcèlement, l'évaluation des risques pour prévenir la récidive… En tant que mouvement de femmes, nous ne comprenons pas qu'il faille autant de temps pour appliquer toutes ces mesures ici aussi. Il y a peu, le féminicide faisait sa 23e victime dans notre pays. Combien d'autres devront mourir avant que le politique ne passe à l'action ? »