« Total me doit la vérité sur la mort de mon fils »

Ce 19 novembre, il y avait exactement trois ans que German Pacheco Dirix (30 ans) et William Van Robbroeck (29 ans) perdaient la vie dans une explosion à la raffinerie Total à Anvers. Ce qui devait être une manœuvre de routine – la réparation d’une soupape de turbine – a été fatal aux deux jeunes ouvriers. Depuis ce jour, Guido Dirix, le père de German, mène une lutte courageuse et solitaire : les responsables doivent assumer leurs erreurs.  

Nous rencontrons Guido Dirix la veille du triste troisième anniversaire de la mort de son fils German et de son collègue William. Il pleut à verse. « Quel fichu temps, j’espère qu’il ne pleuvra pas demain », lance Guido. Car le lendemain, Guido se rend à la raffinerie Total. Pour y commémorer le décès de German et William et pour, une fois de plus, confronter l’entreprise aux responsabilités auxquelles elle tente d’échapper depuis trois ans. Guido nous montre la banderole qu’il déploiera au portail du site, où sont imprimées les photos des deux jeunes ouvriers tués dans l’accident. « Je continuerai à faire ça, chaque année, jusqu’à ce que justice soit faite. »

Immédiatement après l’accident, Total a lancé sa propre enquête. Quelle en a été la conclusion ?

Guido Dirix. Que c’était un accident, dont ils n’étaient pas responsables. J’ai alors reçu des mails de gens travaillant chez Total qui me disaient que cette conclusion était malhonnête. Mais il n’y a pas eu d’enquête indépendante menée par l’auditorat du travail. Cela me met très en colère. Ils ont tout simplement repris le rapport de Total sans aucun examen critique et ont voulu classer l’affaire verticalement. L’argent de nos impôts qui finance ce service sert donc juste à dire qu’il ne s’est rien passé. 

Je ne sais pas, mais je crains qu’une pression politique s’en soit mêlée. Ce sont de gros bonnets, et il ne faut donc pas les embêter. La première fois que j’ai rencontré l’auditeur du travail, il m’a dit d’emblée : « Vous réalisez à qui vous avez affaire ? » Bon, là, on voit bien le topo. À ce propos, il y a un exemple très fort de café. Monica De Coninck, à l’époque ministre de l’Emploi, habite à deux pas du patron de Leak Repair, le sous-traitant de Total pour lequel mon fils travaillait. Après l’accident, elle est allée lui demander si elle devait ou non envoyer une carte de condoléances. Cela en dit long, non ?

Quel sentiment cela vous donne-t-il ?

Guido Dirix. Je suis vraiment furieux, furieux contre tout ce système. Il y a beaucoup d’instances qui ont failli. D’abord, le premier jour de l’accident. J’étais à mon bureau quand l’épouse de William m’a téléphoné pour me demander si j’avais des nouvelles de German. J’ai alors appelé le patron de mon fils. Celui-ci m’a dit tout de go : « Rentrez chez vous, votre fils est mort. » C’est comme ça, de manière abrupte, qu’on m’a appris la nouvelle. On n’a vu personne de l’aide aux victimes. Ensuite, on m’a dit qu’il n’y avait pas d’argent pour l’enquête. Ça, c’est particulièrement pénible. En tant que « petit », dans cette société, on n’a pas de droits, on est quantité négligeable. S’il s’agissait du fils de l’un ou l’autre puissant, tout serait mis en œuvre pour examiner l’affaire dans ses moindres détails. Mais pour nous...

Que s’est-il ensuite passé ?

Guido Dirix. J’ai engagé moi-même un expert judiciaire. Il a fait du petit bois de tout le dossier de Total, et nous avons mis le résultat de son travail sous le nez de l’auditeur du travail. Après deux ans, celui-ci a alors admis qu’il ne pouvait faire autrement que désigner un juge d’instruction. Une enquête pénale a alors commencé et un expert indépendant a été désigné. Celui-ci a établi que des fautes avaient bel et bien été commises, par différentes parties : Total, le sous-traitant Leak Repair et aussi d’autres entreprises impliquées. Des fautes au plan technique mais aussi au plan de la sécurité. C’est par ces fautes et négligences que ces garçons ont perdu la vie. Mais personne ne veut le reconnaître, tout le monde se renvoie la patate chaude. Ils ont peur pour leur image. C’est à en tomber malade. 

Pour moi, il ne s’agit pas du tout d’envoyer quelqu’un en prison, mais je veux que la justice soit faite. Ils jouent avec la sécurité des gens, alors que leurs bénéfices sont gigantesques. Cela, je ne l’accepte pas. Il est également scandaleux que, dans le secteur du métal, ces gars doivent faire ces jobs dangereux pour dix euros de l’heure. Ils risquent leur vie pour ça. Mais ça, c’est typique de Total. Tous les boulots dangereux sont sous-traités. Comme ça, s’il se passe quelque chose, ils peuvent facilement rejeter la responsabilité sur le sous-traitant. Total a fait placer une nouvelle installation d’une valeur d’un milliard d’euros, et cela a été exécuté par de la main d’œuvre espagnole bon marché. La sécurité ? Ça ne les intéresse pas. 

Où en êtes-vous maintenant dans tout le dossier ?

Guido Dirix. Le juge d’instruction devrait bientôt terminer l’enquête et l’envoyer en chambre du conseil. Si, là, le dossier est balayé de la table, c’est qu’il y a vraiment quelque chose qui ne va pas dans notre système. Énormément de choses ont été passées sous silence. Ils n’ont même pas eu le respect de dire la vérité aux parents. C’est tout simplement scandaleux. Je veux que cela devienne une affaire pénale. La seule chose que j’en attends, c’est que les entreprises impliquées reconnaissent leurs fautes. Mais cela va encore être une longue lutte.

Est-ce une lutte solitaire ?

Guido Dirix. Oui, c’est dur. Il faut constamment suivre personnellement le dossier. Mes avocats font du très bon travail, mais ils ont aussi d’innombrables autres dossiers. Il faut donc soi-même tout coordonner et mettre constamment la pression, sinon on a perdu d’avance. C’est évidemment une chose que tout le monde ne peut pas faire, et c’est pénible. Ce n’est pas pour des dommages et intérêts que je me bats, mais si je devais en obtenir, j’investirais cet argent dans une ASBL pour soutenir d’autres personnes dans des situations similaires. Les parents de William par exemple s’en remettent à moi pour tout, parce qu’ils sont tout à fait déboussolés. Je ne leur en veux pas, ils sont réellement dépassés par des choses qu’ils ne comprennent pas.

Vous ne vous êtes jamais dit : laisse tomber, j’abandonne ?

Guido Dirix. Certainement. Il m’arrive de penser que cela n’en vaut plus la peine. Mais j’ai aussi ma femme, ma fille, mes petits-enfants. Et, quelque part dans ma tête, il y a toujours une voix qui dit : « Papa, n’abandonne pas. » 

Pour ma femme aussi, c’est très dur. Elle est réfugiée politique, originaire du Chili. Quand je l’ai rencontrée, elle avait un petit garçon de deux ans, German. C’est grâce à lui que nous avons vraiment entamé une relation, et il m’a demandé si je voulais bien être son papa. C’est ainsi que, il y a trente ans, nous avons fondé une famille, une famille heureuse. Peu après est née ma fille, qui a aujourd’hui 27 ans. Ma femme prend toujours beaucoup de médicaments. À l’âge de 10 ans, elle a vu son père mourir sous ses yeux. Elle a fui le Chili pour pouvoir offrir une meilleure vie à son fils. Et ensuite, elle doit vivre ça. C’est terrible pour elle. 

C’est aussi très lourd financièrement pour vous.

Guido Dirix. En trois ans, cela nous a déjà coûté environ 30 000 euros. Ce n’est pas rien. Nous ne sommes plus partis en vacances. Nous n’avons plus de vie normale. Ma femme est toujours sur la mutuelle, moi-même je l’ai aussi été pendant un an. Après, nous l’avons senti passer dans le décompte des impôts, parce qu’on ne retient quasiment rien à la source pour ces allocations-là. Ce sont tous des frais que nous n’avons pas demandés. Mais l’argent ne m’intéresse pas. Je demande simplement que justice soit faite, afin que ces garçons ne soient pas morts pour rien.

Où trouvez-vous la force de continuer ?

Guido Dirix. J’ai heureusement beaucoup appris dans mon travail syndical chez Interparking. J’ai appris à lutter, à me battre. Et je trouve que notre système judiciaire doit faire son travail, peu importe de qui il s’agit. Hélas, il semble bien que le système travaille avant tout en faveur des acteurs économiques importants. C’est un scandale que, dans notre société, les gens ordinaires aient moins de droits que ceux qui sont puissants. À mon travail par exemple, quelqu’un a volé une très petite somme d’argent. Là, on a porté plainte et il y a eu une enquête acharnée. Mais quand il y a deux morts, il n’y a pas d’intérêt. 

Cela fait vingt ans que je travaille pour le syndicat. Là, j’ai trouvé ma voie. La première fois que je suis allé à un conseil d’entreprise, j’étais très intimidé.. Mais on apprend progressivement que l’on peut en fait peser sur les décisions de ces pontes. On nous apprend à avoir peur d’eux mais, quand on commence à connaître le système, la peur disparaît. Je ne vais pas me mettre à trembler devant l’un ou l’autre ministre. J’ai vécu bien trop de choses pour ça. En tant qu’enfant, je n’ai jamais connu la chaleur d’une famille, j’ai dû m’élever moi-même. C’est pour ça que j’ai une seule priorité : ma famille.. Avant cela, j’étais quelqu’un de froid, de dur. Jusqu’à ce que je rencontre ma femme et son fils et qu’il y ait eu ma fille. Cette famille, c’est ce que je veux protéger. Ce que je n’ai pas connu dans mon enfance et que j’avais construit avec cette famille m’a été en grande partie arraché d’une manière injuste. C’est probablement ça, mon moteur.

Article publié dans le mensuel Solidaire de décembre 2016. Abonnement.