Comment les travailleurs de Ryanair ont mis leur PDG à genoux

En 2018, les membres des équipages de Ryanair se sont mis en grève pour réclamer du changement. C’était la première fois que les travailleurs de bord de toute l’Europe, du Portugal à la Belgique, arrêtaient collectivement le travail. Ainsi, ils ont contraint le PDG Michael O’Leary à respecter les lois locales sur le travail dans plusieurs pays. Joao Filipe, délégué syndical chez Ryanair en Belgique, raconte leur histoire inspirante.

J oao Filipe, 38 ans, est portugais. Il vit à Aalter, en Flandre, avec sa compagne. Ensemble, ils viennent d’avoir leur premier enfant. Joao est steward chez Ryanair. Pour lui, intégrer le personnel de cabine était l’occasion de vivre à l’étranger et de voyager. Il a commencé au Royaume-Uni, a déménagé en Italie, puis aux Pays-Bas pour enfin rejoindre Ryanair en Belgique. « Ce qui donne envie aux gens de travailler chez Ryanair, c’est la relation avec les collègues, explique Joao. On se fait des amis pour la vie. »

Avec ses collègues du réseau Ryanair, il a mené une grève à la victoire, en exigeant de la multinationale qu’elle respecte le droit du travail local. Il fait maintenant partie des représentants du personnel de bord en Belgique. Mais c’est à Eindhoven, au sud des Pays-Bas, que Joao s’est impliqué pour la première fois dans l’organisation des travailleurs, en 2017. « Une fois qu’on a mis un pied dans l’organisation et qu’on s’est battu pour ses droits, c’est difficile de partir », confie-t-il.

Ce n’est que récemment que les syndicats de Ryanair ont été reconnus. « Bien que Ryanair soit basée en Belgique depuis 2001, la compagnie aérienne n’a jamais connu d’élections sociales, de comité pour la protection et la prévention au travail, ou quoi que ce soit de ce genre, explique Joao. C’est interpellant que Ryanair, qui est ici depuis 20 ans, n’ait jamais eu à se conformer au droit du travail belge. Les avocats de Ryanair en sont très fiers. Ils n’arrêtent pas de dire que, pendant 20 ans, ils ont réussi à garder Ryanair en dehors du droit du travail belge. » Ryanair met la barre très bas en termes de salaires et de conditions de travail, partout où elle est active. Parmi les cinq plus grands groupes aériens d’Europe (Ryanair, EasyJet, Air FranceKLM, IAG et Lufthansa), le personnel de Ryanair est le moins bien payé. Les équipages de Ryanair sont pourtant les plus productifs, puisqu’ils effectuent plus d’heures de vol que le personnel de cabine de ces autres grandes compagnies aériennes.

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Pour offrir des billets « low cost », la compagnie fait tout pour réduire ses coûts. Elle fait appel à des agences sous-traitantes pour recruter les équipages, ne compte comme heures de travail que les heures comprises entre le décollage et l’atterrissage de l’avion et, jusqu’à récemment, ne respectait pas la législation locale sur le travail. Elle cultive également l’esprit de concurrence au sein du personnel en offrant des commissions aux hôtesses et stewards qui vendent des marchandises dans l’avion. Un frein pour la solidarité entre les collègues qui voudraient s’organiser. Avec ce modèle, Ryanair réalise des milliards de bénéfices. Même pendant la pandémie, en 2020, la compagnie aérienne a réalisé un milliard d’euros de bénéfices.

“Ryanair must change”

La décision rendue par la Cour de justice européenne en 2017 était porteuse d’espoir. La Cour avait décrété que les entreprises qui ont un siège social dans un pays doivent respecter le droit du travail de ce pays. Les conditions de travail chez Ryanair auraient pu en ressortir améliorées, mais O’Leary s’y est farouchement opposé. En 2018, le personnel de vol au Portugal a entamé une grève qui s’est rapidement étendue à l’international. Et qui a finalement abouti à une victoire.

« Quand Ryanair a constaté que les Portugais ne monteraient pas à bord des avions, ça a été le chaos au sein de la compagnie, explique Joao. Ils ont appelé des équipages d’autres pays, même d’Eindhoven aux Pays-Bas, pour assurer les vols portugais. Mais ça n’a rien changé. Cette grève a eu tellement de succès qu’elle a réveillé toute l’Europe. Elle a créé un sentiment de solidarité, de communauté. »

Qui va piloter le transport aérien ?

Pour Joao, c’est le caractère international de la grève qui est à l’origine de la victoire : « La première étape a été de rassembler les syndicats dans la même pièce pour discuter. Par exemple, l’été 2018, l’ITF/ETF (Fédération internationale des travailleurs des transports/Fédération européenne des travailleurs des transports) a organisé un sommet à Dublin, qui a rassemblé de nombreux membres du personnel de bord, actifs dans les syndicats. Nous avons eu deux jours pour discuter de ce qui n’allait pas chez Ryanair. Nous avons alors compris que les problèmes que nous rencontrions étaient les mêmes dans tous les pays : aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Belgique. Au cours de ces réunions, certaines personnes ont tissé des liens. Ça a beaucoup aidé pour organiser les grèves. Il y a eu un premier arrêt de travail au Portugal en avril, et en juillet c’était au tour de la Belgique, de l’Italie, du Portugal, de l’Allemagne et de l’Espagne. Puis, en septembre, les grèves ont repris dans ces pays et à Eindhoven. » En faisant grève sous la bannière « Ryanair must change » (« Ryanair doit changer »), le personnel d’équipage a gagné. Ryanair est désormais tenue de respecter le droit du travail local dans les pays où la compagnie est active.

Ryanair | Quand la résistance s’organise de Lisbonne à Dublin, en passant par Charleroi

En faisant grève sous la bannière « Ryanair must change » (« Ryanair doit changer »), le personnel d’équipage a gagné. Ryanair est désormais tenue de respecter le droit du travail local dans les pays où la compagnie est active.

« Il faut soit négocier et croiser les doigts, soit s'organiser et gagner »

Cette expérience a appris à Joao ce que qu’est vraiment le syndicalisme. « Il faut soit négocier et croiser les doigts, soit s’organiser et gagner, déclare-t-il. En fait, négocier avec Ryanair, ça ne mène nulle part. Ils ne négocient rien, la seule chose qu’ils feront, c’est négocier la loi. Et ce n’est pas le genre de négociation qu’on attend. Nous ne sommes pas ici pour négocier la loi, nous sommes ici pour négocier quelque chose qui est au-dessus des lois, pour améliorer nos conditions. Ça fait 30 ans que Ryanair existe sans syndicats ou se montre hostile à leur égard, et il faudra beaucoup de temps pour changer cette culture au sein de l’entreprise. Bien sûr, nous devons aussi discuter avec Ryanair, mais nous ne nous laisserons pas faire. Nous devons nous défendre pour ne pas tomber dans leur piège. »

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« Ce n’est pas comme si la compagnie n’avait pas d’argent : au cours des dix dernières années, Ryanair a réalisé des milliards d’euros de bénéfices, affirme Joao. Mais ils continuent à traiter leur personnel, qui a fait de la compagnie aérienne ce qu’elle est aujourd’hui, comme des numéros sur une feuille de calcul. Il faut que ça change. Les gouvernements doivent avoir pour objectif d’harmoniser davantage le droit du travail et la façon dont le personnel est traité en Europe. Ils doivent obliger ces entreprises à respecter les législations locales et à protéger les travailleurs. »

La lutte de demain

Ryanair est responsable de la « Ryanairisation » du secteur avec le soutien du gouvernement (voir encadré). Mais, de plus, la compagnie a profité de la crise du coronavirus pour modifier ses conditions de travail. C’est ce que la journaliste et activiste canadienne Naomi Klein appelle la stratégie du choc : se servir du chaos provoqué par une crise pour imposer des règles à son avantage.

« Sous prétexte des difficultés que vivent les compagnies aériennes en raison de la pandémie, Ryanair a réduit les salaire de 8 à 20 %, tant pour le personnel de bord que pour les pilotes », explique Joao. Forcer son personnel à accepter ces réductions de salaire n’était pas difficile pour Ryanair : la menace de pertes d’emploi était un prétexte tout trouvé étant donné que les avions étaient cloués au sol et que le personnel de cabine était assigné à résidence. « Mais aujourd’hui, on nous dit que tout le monde va devoir faire plus de vols, que les compagnies aériennes recrutent, que les gens prennent l’avion, que le nombre de réservations augmente… Et les travailleurs sont les grands perdants. »

Les syndicats ont peut-être été désavantagés en première mitemps, mais l’issue du match sera révélée lors de la seconde mi-temps. « Si nous acceptons des sacrifices pendant les périodes difficiles, alors les bénéfices devraient nous revenir aussi, parce que c’est nous qui avons vécu cette situation, déclare Joao. Je pense que les syndicats et les travailleurs ne doivent pas baisser la garde et voir comment les choses évoluent. »

Joao est déterminé : « Maintenant, nous devons à nouveau nous organiser. Et lorsque les choses reviendront à la normale, nous devrons riposter et dire à Ryanair : ‘Soit vous nous donnez ce qui nous revient, soit nous faisons grève. »

La Ryanairisation du secteur aérien

Depuis les années 1980, la Commission européenne a poussé à la libéralisation du secteur de l’aviation. Une étude menée par Bruno Bauraind du GRESEA et Jean Vandewattyne de l’UMons montre comment cette libéralisation a ouvert la voie au modèle « low cost » de Ryanair, au détriment des personnes travaillant dans les aéroports et les compagnies aériennes. C’est ce qu’on appelle la « Ryanairisation » du secteur.

Avant la libéralisation, chaque vol entre deux destinations était attribué à une seule compagnie aérienne. Par exemple, tous les vols de Bruxelles à Madrid devaient être assurés par la même compagnie. Lorsque la libéralisation a débuté en 1987, chaque compagnie aérienne a obtenu le feu vert pour proposer des vols entre tous les aéroports qu’elle voulait. Cela a permis à des compagnies à bas prix comme Ryanair d’entrer sur le marché et de concurrencer les compagnies traditionnelles à des prix beaucoup plus bas. En conséquence, toutes les autres compagnies ont été contraintes à une course effrénée pour offrir des billets bon marché, réduire les coûts du personnel et augmenter au maximum le nombre de vols.

Ryanair est un concurrent très agressif. La compagnie propose des points de transit dans des aéroports plus petits, en promettant de créer des emplois, du tourisme et de la croissance économique. En contrepartie, la compagnie demande des subventions aux gouvernements, des pistes d’atterrissage moins chères ou d’autres avantages payés avec l’argent de nos impôts. Par exemple, le gouvernement wallon a versé 21,5 millions d’euros à Ryanair pour créer un pôle Ryanair à l’aéroport de Bruxelles Sud à Charleroi. Le gouvernement a payé 50 % des frais de publicité pour Ryanair, a subventionné les nouveaux vols Ryanair au départ de Charleroi et a co-parrainé le recrutement et la formation des pilotes et les frais d’hôtel des membres d’équipage. En 2016, un nouveau contrat a été signé, dans lequel le gouvernement s’est engagé à verser 1,8 million d’euros à Ryanair. Ryanair monte les aéroports les uns contre les autres pour exiger les meilleurs avantages disponibles, faute de quoi la compagnie ne s’installera pas à certains endroits.

Joao pense que la démocratisation de l’aviation, qui a permis à des millions de personnes de voyager, est une bonne chose, mais que cette libéralisation a eu un coût considérable : « Chez Ryanair, je vois une vieille dame qui veut rendre visite à son fils au Royaume-Uni, je vois un jeune couple de Sicile qui peut partir en week-end romantique à Paris, je vois un groupe de jeunes qui va à Budapest pour un festival, je vois un ouvrier portugais du bâtiment qui travaille en Belgique et qui va voir sa famille pendant les week-ends. Mais comme toujours, on ne pense pas au revers de la médaille. Je crois en la démocratisation de l’aviation, mais cela ne doit pas se faire au détriment des travailleurs. »